Jusqu’à la semaine dernière, je n’étais pas encore certain qu’il verrait le jour. Les atermoiements interminables et les pas chassés innombrables du gouvernement provisoire en place ne présageaient rien de bon pour la publication officielle de ce Conseil Présidentiel de la Transition. Et je ne parle même pas des difficultés naturelles à surmonter, dans les interactions entre des adversaires potentiels, obligés de conjuguer leurs efforts pour la sauvegarde de ce qui peut l’être encore au pays et pour le retour à la normalité constitutionnelle, dans un délai prescrit dont la date d’échéance ultime est fixée d’avance, au 7 février 2026. Vous me voyez venir de loin, n’est-ce pas? La marche sera très haute pour le Conseil Présidentiel de la Transition (CPT), et ni leur échec ni les retards dans l’atteinte de leurs objectifs ne leur seront permis. Pis encore, leurs adversaires seront nombreux en lice et feront presque tout pour les faire échouer.
Les travaux qu’ils se sont engagés à réaliser sont énormes, pour le temps au cours duquel ils devront le faire.
- D’abord, Il leur faudra constituer un nouveau gouvernement, un nouveau Cabinet des Ministres, pour prendre la relève des ministres et du gouvernement sortants. Il n’y aura pas rareté de candidats à ces postes, on peut en être certain. Toutefois, des bons candidats, avec la compétence dans les champs qui leur seront confiés, et surtout vierges de tout soupçon et bénéficiant d’une certaine crédibilité auprès d’une population maintes fois bafouée, cela sera une tout autre affaire. Le syndrome du chat échaudé ne leur fera pas la partie belle. En plus, il leur faudra également gérer avec efficacité des ressources rares et, surtout, délivrer, en temps opportun et limité, des résultats probants et fort attendus par une population devenue impatiente. De cette crédibilité fragile qui leur sera accordée, pour une brève lune-de-miel politique, si tel sera le cas, dépendront le déroulement et le succès éventuel de leur mandature.
- Ensuite, il leur faudra rétablir un certain niveau de sécurité publique pour effectivement remettre le pays et ses institutions en mode de fonctionnement plus ou moins normal. Cela se révèlera une tâche colossale, si l’on considère que la PNH est en perte d’effectifs, avec les désertions et la désaffectation constatées dans ses rangs, avec l’attrait du Programme de Parole Humanitaire du président Biden et qu’elle soit, en outre, en perte de moyens logistiques et en repli sur la plupart de ses postes fixes, à travers le grand Port-au-Prince métropolitain. Plus de 1000 policiers auraient postulé et auraient bénéficié de ce programme américain, facilitant une certaine immigration. Les plus récents bilans établissent les données suivantes : 90% du centre-ville de Port-au-Prince serait sous contrôle de gangs armés divers; 19 policiers auraient été blessés ou abattus depuis le début de l’année; le Pénitencier National a été attaqué et investi par des bandits et sa garnison avait dû l’abandonner. La liste des défaites et des replis des forces de l’ordre est longue. Plus récemment, le poste de police nommé Oméga, à Carrefour, a été attaqué par des bandits et son effectif policier a tout simplement abandonné le poste aux mains des assaillants. Revenir à un certain niveau de sécurité sera alors un prérequis et constituera un test important pour la viabilité du fonctionnement général du CPT. Toutefois, certains signes permettent quand même d’envisager des chances de succès. Pour un, aujourd’hui même, une première depuis plus d’un mois, au moment d’écrire ces lignes, un avion militaire américain a atterri à l’aéroport Toussaint Louverture pour délivrer du matériel aux forces de l’ordre du pays. Les fanfarons du G9 et de Viv Ansanm n’ont pu s’y opposer. Pas même un pétard n’a explosé durant le temps de cette livraison, dans cet environnement réputé fragile et vulnérable, aujourd’hui sous contrôle conjoint de la PNH et des FAd’H, avec sans doute des renforts non publicisés de soldats étrangers (américains).
- Tout cela ne sera qu’un copieux préambule pour une non moins costaude feuille de route. Celle-ci devrait aboutir à l’élection d’un (e) président (e) de la République, à l’élection des membres du Parlement, dans les deux Chambres, et la passation de pouvoir est prévu, au plus tard, au 7 février 2026. Entre-temps, il faudra gouverner et corriger les couacs qui ont fait gripper le système, de telle sorte que le pays soit devenu une entité ingouvernable. Un plan de sécurité est une urgence qui s’impose à nous et à ce CPT qui devra le concevoir, avec l’aide de tous les experts du pays et d’ailleurs, pour d’abord, corriger la situation et ensuite, garantir que plus jamais un tel chaos ne surviendra. Rien que la logistique électorale prendra de 12 à 18 mois. La mise sur pied d’un Conseil Électoral, la validation des listes d’électeurs et d’électrices pour chacune des circonscriptions, y compris celles qui ont été bouleversées par les troubles et l’insécurité, les moyens d’identification des électeurs et des électrices par circonscription et pour tout le pays, faire le ménage dans tout cela, ce ne sera pas une mince tâche et cela risque de consommer beaucoup de temps et aussi de ressources.
- Cela va prendre un budget de l’ordre de 3,5 milliards de dollars pour faire tout cela, compte tenu des redressements à opérer, des investissements à faire pour renforcer la police et ses postes de services, pour préparer les élections et assainir Port-au-Prince et ses environs. 3,5 milliards de dollars, cela équivaut, au taux de change actuel de 132,34 gourdes pour 1 dollar US, à environ 463 milliards 190 millions de gourdes. Dans l’état actuel de nos finances publiques, il est difficile de compter sur le Trésor public pour financer seul un tel budget. Il faudra donc compter sur la générosité internationale pour équilibrer nos finances et effacer l’addition, mais cela s’avèrera difficile, dans le contexte actuel d’une certaine fatigue internationale avec nos déboires persistants, et surtout avec le cumul d’autres dossiers internationaux plus importants pour nos bailleurs habituels et autrement plus budgétivores. Ce sera tout une gageure que de pouvoir les convaincre de mettre la main à la bourse, une autre fois et de manière significative, pour permettre au CPT de disposer d’assez de moyens pour réaliser ses objectifs. Déjà, avec un budget de l’ordre de 320,64 milliards de gourdes pour l’exercice en cours, l’État haïtien ne peut compter que sur des ressources domestiques au montant de 192 823 375 000 gourdes. Tout le reste relève soit de dons étrangers, de programmes et de projets financés par l’étranger et autres subsides du genre. Alors, passer à un montant de 463,2 milliards de gourdes relèvera d’un vrai tour de force. Il sera donc difficile de tout faire avec le même budget actuel ou sans une aide extérieure substantielle.
- Avec tout cela, je n’ai pas mentionné les projets et les programmes d’apaisement sociaux, d’assainissement public, de restauration des dommages extensifs, causés par les bandits, dans nos institutions publiques. En fait, cela prendrait l’équivalent d’un petit Plan Marshall pour Haïti, et auquel on devrait associer et mettre à contribution la diaspora. Toutefois, dans ce dernier cas, cela ne pourra pas être envisagé avec les mêmes œillères habituelles, les mêmes biais qui l’écartent de toute participation civique et politique aux affaires du pays, tout en comptant sur sa contribution récurrente et importante à ses finances. Je n’ai pas mentionné non plus la logistique nécessaire à mettre en place pour valider nos listes électorales. La Carte Dermalog pourra-t-elle être un outil fiable d’identification? Faudra-t-il la remplacer, et si oui, par quoi, pour ce faire rapidement, convenablement et durablement?
- En plus de tout cela, et à bon droit, le CPT se donne aussi pour mandat de convoquer et de tenir une Conférence Nationale et même d’envisager des réformes constitutionnelles, toujours d’ici au 7 février 2026. Je vous le dis, sa coupe est remplie à ras-le-bord et je souhaite qu’il réalise un bon score sur toutes les choses qu’il compte entreprendre, d’ici au 7 février 2026.
Moi, je donne la chance au coureur et je lui souhaite bonne chance et surtout bon succès. Sa réussite comme son échec ne seront pas seulement les siens mais aussi les nôtres, en tant que nation. Cette tentative ultime de sauvetage du pays incombe à nous tous. Et celles et ceux, qui s’y sont portés volontaires pour le réaliser, prennent un gros risque personnel et organisationnel. Je souhaite que d’ici le 18 mai 2024, le nouveau gouvernement soit en place et opérationnel. Je ne compte plus sur la venue de Kényans ou d’autres entités d’ailleurs. Le curetage social qui doit être fait, le sera par nous d’abord, avec l’aide et l’appui des autres, peut-être. Il ne faut pas compter sur les chefs de bandes pour déposer les armes et devenir brusquement des apôtres de la paix sociale. Il nous faut cibler intelligemment ceux et celles qui en sont les cerveaux pour les neutraliser et, ce faisant, prendre le contrôle de la piétaille, des jeunes et des naïfs qui pensent s’investir dans une œuvre durable. Ceux-ci, peut-être, sont encore récupérables et leur réinsertion sociale peut être envisageable avec beaucoup d’accompagnement social et communautaire. Toutefois, pour les autres, celles et ceux qui sont les chefs de file de ce chaos et celles et ceux qui en sont les commanditaires, on ne devrait pas entretenir, ne serait-ce qu’une perspective d’amnistie ou de pardon quelconque. Leurs crimes contre la population, contre la sûreté effective de la nation, sont tels que leur châtiment devra être exemplaire, implacable et incontournable. Ces mots peuvent paraître durs et sans miséricorde, toutefois, aux grands maux, il faut absolument appliquer de grands remèdes, pour les conjurer à jamais et ne plus assister ni souffrir leur récurrence.
Pour le moment, pour tous les dissidents encore par rapport à cet effort, il conviendrait de faire une trêve et de donner au CPT une gabelle, une période de grâce, le temps de voir comment il s’attaque à la tâche colossale qui l’attend. Les partisans de l’installation d’un Juge de la Cour de Cassation à la tête du pays ou d’une autre alternative pour remplacer le gouvernement provisoire actuel devraient en faire leur deuil, pour le moment, et donner la chance au coureur, voir à l’œuvre ce que donnera cette initiative, quitte à la dénoncer et la combattre, si nécessaire, si elle se révèle tout aussi incapable de livrer la marchandise. Pour le moment, faisons une trêve car la marche est haute et les défis énormes. Le CPT aura besoin sans doute de toute l’aide qu’on pourra lui apporter pour atteindre ses nombreux objectifs. Il sera toujours temps, dans 3 mois, d’évaluer s’il lui sera possible de relever le défi de remettre le pays sur la voie de la normalité constitutionnelle, comme il se le propose, et ce, d’ici au 7 février 2026.
Pierre Michel Augustin
le 23 avril 2024.