Même si cela se révèle de plus en plus compliqué, il demeure encore possible de sortir l’Haïtien de son pays, Haïti. D’ailleurs, ils le fuient par milliers, ces derniers temps, de toutes sortes de façons, pour aller n’importe où, avec l’espoir, souvent illusoire, d’un avenir meilleur. Toutefois, l’extirper de ses vieilles habitudes de marronnage, de fuite en avant et de jwèt koken, c’est une autre histoire. C’est un défi que plusieurs, au sein même du Conseil Présidentiel de Transition, semble-t-il, n’ont pas su ou n’ont pas pu relever, le 30 avril dernier. À la première tentation, ils y ont succombé. Vite, certains d’entre eux ont choisi de court-circuiter la procédure à laquelle ils avaient eux-mêmes librement souscrit, pour tenter de s’accaparer d’un pouvoir qui ne leur est pas dévolu ni ne leur revient de droit.
Le 25 avril, le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) prêtait serment, au Palais National s’il vous plaît, bravant ainsi les tirs tonitruants des bandits avoisinants qui infestent encore le secteur. C’était un geste fort, à en croire plusieurs observateurs, un message clair qui augurait de bonnes choses pour le pays et sa population. Et puis, il y a eu un point d’orgue qui a pris du temps à s’estomper. Après cinq jours d’attente et de négociations tumultueuses, mais tout de même en coulisse, à la suite de leur prestation de serment, on avait annoncé l’élection, en grandes pompes et au grand jour, devant les caméras de la presse pour diffusion locale et internationale, du Président dudit CPT. L’évènement était prévu pour 10h précises, à la Villa d’Accueil, endimanchée pour la circonstance solennelle. Pour la ponctualité, il faudra repasser. Ils n’ont pas pu se défaire de la proverbiale heure précise tropicale, à l’haïtienne. Avec deux heures d’horloge environ de retard, un des membres du CPT se présentait finalement au public pour annoncer, non pas le début de cette élection mais plutôt le choix dit par consensus majoritaire de 4 conseillers votants sur 7, du citoyen Edgard Leblanc Fils, comme président du CPT. Bon, c’était déjà un faux départ, des attentes déçues, des préparatifs pour rien et des invités rassemblés pour, en bout de piste, un « no-show ». Toutefois, puisqu’il faut bien commencer quelque part, autant valait qu’il le fût, même ainsi. De toute façon, les quatre membres votants auraient gagné l’élection de leur candidat, avec ou sans la tenue d’un vote public. Et puis, Edgard Leblanc Fils ne semble pas être un candidat qui fait l’unanimité contre lui. C’était donc déjà cela de pris. Mais nous n’étions pas au bout de notre surprise. Le porte-parole du CPT, pour la circonstance, le citoyen Frinel Joseph, continua sur sa lancée pour, par la suite, annoncer tout de go, le choix d’un premier ministre, également décidé par le même groupe majoritaire des quatre membres votants. Il s’agit du citoyen Fritz Bélizaire. Toutefois, cette dernière décision ne passera pas comme une lettre à la poste. Tour à tour, le Bureau de Suivi de l’Accord Montana (BSA) et l’exécutif du Parti Fanmi Lavalas publiaient une note pour la presse, dénonçant les entorses à la procédure convenue pour, à la fois, l’élection d’un Président du CPT et le choix d’un premier ministre. Leur représentant au CPT, respectivement, les citoyens Fritz Alphonse Jean et Lesly Voltaire, participaient à des entrevues où ils dénonçaient cette tournure des choses. Il ne s’agissait plus alors d’un simple raté dans le protocole mais d’un très mauvais départ pour une initiative sur laquelle on fonde encore beaucoup d’espoirs. Leurs demandes tendent à la fois vers une présidence tournante et une « majorité qualifiée » de 5 sur 7, pour faire échec à un contrôle absolu et un verrouillage de toute décision dudit CPT par le soi-disant Bloc Majoritaire Indissoluble. Mais tout cela reste encore dans l’air car aucune discussion sérieuse n’est entreprise pour dénouer l’impasse et passer aux prochaines étapes.
Qu’adviendra-t-il alors de cette expérience-pilote, après ce départ en catastrophe? Je n’en sais pas grand-chose. D’autres, à un moment donné, sonneront la fin de cette distraction et forceront une solution pour nous, comme de coutume. Nos tuteurs doivent aujourd’hui se péter les bretelles et raconter à qui veut l’entendre qu’ils n’y peuvent rien, qu’ils ont tout tenté, même l’improbable Conseil Présidentiel de Transition, mais que cela aussi avait échoué, faute de mise en commun, faute de vision, faute de patriotisme de la part de ceux qui se disent nos leaders, choisis par nos élites… Entre nos déchirements, qu’advient-il de ces plus de 4 millions de nos compatriotes affamés et exsangues, livrés en pâture à d’autres compatriotes pour les rançonner, les voler, les violer et même les assassiner? Qui s’en préoccupe, qui s’en soucie? L’année scolaire, pour bon nombre des élèves dans les départements de l’Ouest et de l’Artibonite, est foutue. Année perdue à cause des troubles qui y sévissent; des salles de classe désertées par des professeurs et aussi par des élèves qui doivent souvent choisir entre le pain de l’instruction ou simplement rester en vie en se terrant à la maison ou dans quelques refuges. Des commerces qui se vident; des emplois qui fuient vers d’autres « maquiladoras » dont les employés exploités et sous-payés sont quand même trop contents d’hériter de quelques salaires de misère de plus. Et devant tout cela, devant tout ce constat navrant, devant ce naufrage, quelques adultes jouent au qui perd gagne, en donnant l’impression d’assauter un pouvoir. Quel pouvoir ? Celui de quémander de l’aide et de la recevoir, peut-être, au compte-gouttes en première ligne, avec quelques humiliations en prime? Pendant un bref instant, le 25 avril, je nous croyais pourtant déjà en route pour nous donner l’objectif, au 18 mai prochain, lors du 225e anniversaire de notre Bicolore, d’avoir la mise en place de la relève. J’avais pensé que le pays allait prendre un nouvel élan avec un gouvernement neutre et neuf. Mais non, il a fallu encore finasser, pour certains, et comploter une machination aussi stérile que stupide.
Pour une fois, je suis vraiment à court de mots pour dire mon ras-le-bol de cette situation. C’en est désespérant de frustration, devant tant de stupidité morbide, tant d’infantilisme suicidaire, de la part d’adultes vaccinés qui clament leur attachement à ce pays qu’on assassine sous leurs yeux, pendant qu’ils se tiraillent entre eux et que certains font des jambettes à d’autres. Pourtant, tout cela paraissait tellement simple, sur papier bien sûr. Un coordonnateur qui coordonne le fonctionnement du Conseil : c’était l’enfance de l’art, le B A BA de tout groupement d’individus appelés à travailler ensemble, en équipe, pour le bien commun. Et puis une certaine dévolution de tâches mais une responsabilité collective et solidaire de tout le groupe, cela aussi c’était une évidence. Donc l’idée d’un Bloc Majoritaire, indissoluble ou non, cela ne tient pas la route dans le cas d’un Conseil de Gouvernement ni d’un Conseil d’Administration. C’est la logique d’une équipe solidaire qui doit prévaloir, dans ce cas de figure, et non pas celle d’une juxtaposition de cartels d’intérêts, possiblement contradictoires, qui chercheraient à s’imposer les uns aux autres, car de cela résultera un immobilisme garanti. « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette », alors plus rien ne va.
Entre temps, des adultes, ailleurs, ceux qui pensent pour nous, planifient notre avenir. Puisque nous sommes trop aveuglés par nos passions dévorantes pour aller de l’avant et prendre charge de nous-même, ils le feront pour nous, avec ou sans nous. Des avions militaires font le va-et-vient et amènent du stock militaire à l’aéroport Toussaint Louverture. On n’en sait pas grand-chose. Personne ne nous dit rien. Il n’y a pas de pilote au gouvernement. Le président colombien, Gustavo Petro, vient de lâcher tout une bombe, en matière de menace à la sécurité internationale et notamment nous concernant. L’armée colombienne, selon ses dires, aurait perdu des millions d’armes et de munitions de divers calibres et de toutes sortes. Certaines d’entre elles pourraient bien avoir alimenté illégalement l’arsenal de nos gangs armés. Chez nous, personne ne prend la balle au bond ni ne demande des explications à la Colombie. Le gouvernement intérimaire de M. Boisvert expédie les affaires courantes et le Conseil Présidentiel de Transition s’enfarge à qui mieux mieux dans le tapis de ses machinations et de ses petits complots de bas étage. Pendant ce temps, les jours s’égrènent, l’échéance butoir du 7 février 2026 se rapproche. Aucun des grands chantiers que s’est assignés le CPT n’est entamé. Le gouvernement de transition, à commencer par son premier ministre, tarde à être choisi.
Je vous le dis bien sincèrement, aujourd’hui, au constat qui s’impose à nous, devant cet étalage d’enfantillages, j’envisage difficilement un certain succès du gouvernement et du Conseil Présidentiel de Transition dans la réalisation des objectifs assignés, surtout dans le délai strict qui lui est imparti. Une autre fois, il faudra peut-être, malheureusement, qu’on nous tienne par la main et qu’on nous surveille tout au long de ce processus, parce que, de toute évidence, nos leaders n’auront pas su se montrer à la hauteur des défis qu’ils auront entrepris de relever ensemble.
Pierre-Michel Augustin
le 6 mai 2024