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Une ordonnance historique

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Une ordonnance historique mais une saga judiciaire qui ne fait qu’à peine commencer

Cela a été long et fastidieux.  Le processus a été laborieux et a failli capoter à plusieurs instances.  Toutefois, il aurait finalement abouti.  Le 5e juge d’instruction, à qui on a confié le dossier brûlant de l’assassinat du président Jovenel Moïse, aurait accouché d’un rapport que d’aucuns n’espéraient plus voir de leur vivant.  Trois ans et demi après les faits, un document en circulation serait le rapport du juge d’instruction qui défraie aujourd’hui la chronique.  Il est spectaculaire dans ses recommandations et assez bien étoffé dans sa documentation.  Il comporte néanmoins plusieurs lacunes et erreurs mais, dans l’ensemble, il constitue un travail important dont il faudra tenir compte, avec peut-être un peu de discernement, car il est encore très perfectible, de l’avis de nombreux observateurs.  

La justice haïtienne avait pris presqu’un mois, avant de trouver un premier juge d’instruction, après l’assassinat du président Jovenel Moïse, dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021.  Le juge Mathieu Chanlatte, désigné comme tel, le 4 août 2021, y a réfléchi moins de 2 semaines,  avant de se déporter de ce dossier et de le retourner au doyen du tribunal de première instance de Port-au-Prince, à l’époque, Me Bernard St-Vil, le 14 août 2021.  Le juge Chanlatte s’était déporté du dossier, « pour des raisons de convenances personnelles », écrivait-il alors.  Tout le monde avait bien compris ce que cela voulait dire.  Toutefois, son collègue, le juge Jean Wilner Morin, avait pris le soin de décoder son message, pour les lecteurs de l’AFP, et de le traduire de la manière suivante : « J’avais dit que ce serait dur pour le juge Chanlatte.  Il a toujours la même voiture; il n’a pas d’autres agents de sécurité attachés à son service… »   En d’autres termes, c’était comme une mission suicide, yon dyòb sèkèy.  Et bien téméraire serait celui qui l’accepterait dans de telles conditions.  Comme de fait, le 11 août 2021, son greffier est assassiné.  Il n’en fallut pas plus pour que le juge comprît le message 5 sur 5 : « attention.  Pas touche! »  Alors, sagement, le juge Chanlatte se retira du dossier.  D’ailleurs, trois autres juges qui lui succédèrent, firent exactement la même chose.  Après avoir évalué les risques inhérents à l’instruction de ce dossier, ils le passèrent au suivant.  Ce fut le cas de Me Gary Orélien, le 2e juge instructeur sur ce magnicide.  Nommé quelques jours après le déport de son prédécesseur, il n’a ni greffier ni bureau et tarde à recevoir les documents du dossier.  En conséquence, il ne peut même pas commencer son travail.  De fil en aiguille, le délai de 3 mois, pour déposer son rapport d’instruction, est épuisé sans résultat probant, et une demande de prorogation lui est refusée le 18 janvier 2022 par le doyen.  Entre-temps, le juge Orélien défraie la chronique à plus d’un titre.  Le RNDDH l’accuse de recevoir des pots-de-vin, dans le cadre de ce dossier, et une enquête administrative est ouverte à son endroit par le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire.  Exit alors le juge Orélien.  Puis vint le tour du juge Chavanne Étienne, le 3e.  Il a été désigné pour instruire le dossier le 4 février 2022.  Me Étienne n’a pas pris beaucoup de temps pour se décider.  Après consultations avec ses proches, il botta tout simplement le ballon en touche.  Merci, mais non merci.  Les risques ne valent pas les enchères, conclut-il, dès le 11 février 2022.  Alors, c’est le retour à la case de départ.  Vivement, il faut trouver un juge pour ce dossier.  Il y va de la réputation déjà assez écornée de toute la Justice haïtienne.  Le doyen se rabat alors sur un 4e juge instructeur, Me Merlan Belabre, le 3 mars 2022.  Toutefois, dix jours plus tard, n’ayant toujours pas encore reçu le dossier d’instruction en cours, il se fendit d’une lettre publique, le 12 mars 2022, dans laquelle il déclare solennellement que sa vie et celle de ses proches sont désormais sous la responsabilité des autorités qui ne prennent aucune mesure pour en garantir la sécurité.  « Ils m’ont confié ce dossier, sans prendre aucune disposition pour me le donner physiquement et pour assurer ma sécurité et celle de ma famille», écrit le magistrat.  « J’informe l’opinion que je n’ai pas de pays de rechange, continue Belabre.  Moi et ma famille, nous ne quitterons pas Haïti. »  Entre temps, le mandat du juge Belabre se terminait le 28 avril 2022.  Et, comme son renouvellement n’a pas été fait par le CSPJ, il ne peut tout simplement pas continuer avec le dossier d’instruction qui lui avait été confié un mois auparavant, sans que le doyen n’ait pu anticiper ce problème évident d’une échéance prochaine.  Enfin…  Le dernier juge d’instruction de ce dossier remporte donc la palme.  Il a pu mener l’instruction à son terme et produire son rapport.  L’honneur de la Justice haïtienne serait donc sauf, grâce au travail acharné et périlleux du juge Walter Wesser Voltaire.  

Dans un article précédent, je vous avais annoncé que les bribes de ce rapport d’instruction, qui avaient percolé à travers les médias, laissaient prévoir des conclusions étonnantes, voire choquantes.  Maintenant que nous pouvons le consulter dans son entièreté, voyons ce qu’il en est, dans les faits.  En résumé, le Rapport d’instruction s’étale sur 122 pages, et il pourrait être considérablement plus volumineux, si tous les procès-verbaux, tous les témoignages et tous les documents de références y étaient reproduits.  Il réfère à 510 documents dont le dernier, le 510e est le Réquisitoire Définitif du Parquet, transmis au commissaire du gouvernement en date du 11 janvier 2024.  Pour bien circonscrire le cadre et la portée de cette réflexion, nous devons dire que le document en circulation n’est pas signé et porte une trame transversale d’arrière-plan en rouge, identifiant son origine, soit AYIBOPOST.  Il y a donc lieu de questionner effectivement son authenticité.  Toutefois, étant donné qu’il a été repris par des organes de presse de grande réputation quant à leur rigueur, au pays comme à l’étranger, il est donc permis de croire en sa validité.

La première erreur factuelle, et elle est d’importance, on la retrouve au 2e paragraphe du document qui fixe la date de l’assassinat du président Jovenel Moïse, dans la nuit du 6 au 7 février 2021, au lieu du 6 au 7 juillet 2021.  C’est peut-être une erreur d’étourderie, un lapsus, car le même document mentionne la bonne date, quelques paragraphes plus loin et tout au long du texte, par ailleurs.  Toutefois, ce genre d’erreur est inacceptable dans un document aussi capital, d’autant plus qu’il a dû être revu par plusieurs instances avant sa diffusion, car ce n’est certainement pas une épure.  En outre, certains propos rapportés dans ce document sont très « colorés », pour un texte judiciaire.  Cela témoigne d’un standard auquel on ne se serait pas attendu, à ce niveau de l’appareil judiciaire.  Mais enfin, c’est un instantané de notre société qui ne se dément peut-être pas.

Fort des témoignages recueillis et des nombreux documents analysés, le juge Walter Wesser Voltaire termine son dossier d’instruction avec une ordonnance de 122 pages.  Il recommande de ne pas poursuivre un groupe d’individus, déjà traduits en justice devant des tribunaux étrangers (aux États-Unis), en vertu du principe qui interdit de juger 2 fois un accusé pour la même offense (non bis in idem).  Il déclare un non-lieu pour un 2e groupe de personnalités, soit pour indices non concluants ou soit pour circonstances atténuantes.  On y retrouve, entre autres : l’ex-président Michel Martelly, l’ex-sénateur Antonio Chéramy, aussi connu comme Don Kato, l’actuel premier ministre de facto, Ariel Henry, et d’autres membres du cabinet des ministres.  Il y a un 3e groupe, et il est d’importance, qu’il renvoie devant le tribunal pour une poursuite criminelle ou correctionnelle.  On y retrouve des personnalités assez surprenantes et très proches du défunt, comme : l’ex-première dame, Martine Moïse, la veuve de la victime, l’ex-premier ministre Claude Joseph, l’ex-directeur général de la Police Nationale d’Haïti, le commissaire Léon Charles, l’ex-secrétaire général du Conseil des Ministres, Renald Lubéruce, pour ne citer que ceux-là, et non des moindres.  Dans nos chaumières, les réseaux sociaux s’enflamment depuis lors, et tout le monde scrute ce document sous toutes ses coutures, à l’envers comme à l’endroit.  Et moi aussi, je veux contribuer à ce brase-lide, comme dirait feu Ali Maurice André, de regrettée mémoire.

Tout d’abord, il faut que je vous dise que je n’ai pas la prétention d’être aucunement compétent en matière juridique, loin de là.  Toutefois, à titre de justiciable, il m’importe de me faire une opinion sur ce dossier, même à titre de profane, et de la partager avec vous, quitte à la prendre pour ce qu’elle vaut : l’opinion d’un simple citoyen lambda.  À première vue, comme je le disais au tout début, il y a quelques coquilles dans ce document que l’on devrait éviter : erreur de date de l’évènement pour une, absence de date de certaines dépositions pour d’autres.  Toutefois, il semblerait, selon un expert que j’ai pris la peine de consulter, que ce soit là des « erreurs matérielles » dont la Cour ne tiendra pas compte, car d’autant plus faciles à corriger qu’elles sont évidentes.  Il suffira de faire un détour aux archives et de consulter les documents  originaux.  Mais pourquoi faire simple quand on peut rendre la chose plus ardue?  L’on peut bien se poser cette question.  Certains experts au pays, au départ, avaient estimé que le texte en circulation sur les réseaux sociaux, n’étant ni daté ni signé ni scellé, tout bien considéré, ne pouvait être qu’un « tract ».  Pourtant, certaines personnalités indexées ont quand même pris ce « tract », si tant est qu’il en soit un, très au sérieux, et ne se sont pas abstenues de manifester leurs premières réactions.  Si, pour Renald Lubéruce, ce document est du « pipi de chat”, pour reprendre son expression colorée, la plus édifiante des réactions, à date, est celle de l’ambassadeur du pays à l’OEA, l’ex-D.G. de la PNH, Léon Charles, qui a déjà démissionné de son poste, par lettre officielle au chancelier haïtien, en date du 21 février.  Sa démission est effective immédiatement.  Il veut avoir toute sa liberté pour se pourvoir en justice afin de contester cette ordonnance et laver sa réputation et son honneur souillés injustement, à son avis.  L’ex-premier ministre, Claude Joseph, réfute son inculpation.  Pour lui, il s’agit là d’une « ordonnance politique » et non judiciaire, qui ne tiendra pas la route.  Il en va de même pour l’ex-première dame, la veuve du président assassiné, qui n’avait pas daigné se présenter devant le juge d’instruction pour répondre à son invitation comme témoin et dont les avocats attendent, de pied ferme, la signification officielle de cette ordonnance, pour faire ce que de droit, comme on dit dans le jargon judiciaire.  Ils allègueraient même déjà que l’ordonnance du juge instructeur aurait été publiée après le délai qui lui avait été accordé pour ce faire, donc hors mandat.  Il en ressort donc de tout cela que l’instruction sera fort probablement reprise, si effectivement tous ces gens qui montent aux barricades, agissent en conséquence et contestent cette ordonnance devant nos cours de justice, comme ils en ont légalement le droit.  Selon les experts, l’instruction serait alors reprise par un conseil de 3 juges, et leur recommandation, si jamais leur travail est mené à son terme, pourrait être différente pour toutes les personnes concernées par l’actuelle ordonnance.  Elle pourrait même être élargie à d’autres personnes qui viendraient alors allonger la liste des inculpés, selon les témoignages recueillis.

En conclusion, l’ordonnance du Juge Walter Wesser Voltaire, bien qu’elle soit historique et méritoire, juste du fait de son aboutissement après les échecs de ses quatre prédécesseurs, n’en serait pas moins que les préliminaires d’une saga qui s’annonce très longue et pleine de rebondissements.  En conséquence, je ne parierais pas ma chemise sur son issue ni ne retiendrais mon souffle sur son échéance car, dans un cas comme dans l’autre, je risquerais fort de perdre mon pari.

Pierre-Michel Augustin

le 25 février 2024

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