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Des élections en Haïti: une «formalité impossible», vraiment ?

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Il n’y aura pas d’élections en 2023, nous avait dit, il y a déjà quelques mois, l’ex-Premier Ministre
Jean-Michel Lapin. Il n’y aura pas d’élections, non pas parce qu’il s’agirait d’une «formalité
impossible», comme dirait feu le Bâtonnier Monferrier Dorval qui aurait été le premier à évoquer cette
théorie dite des «Formalités Impossibles», sans en être pour autant l’auteur, mais tout simplement parce
que la logistique administrative, à mettre en place pour les réaliser, nécessiterait un délai de 18 mois
environ, sinon un peu plus, étant donné qu’il n’y aurait aucune structure accessoire, actuellement
opérationnelle, qui permettrait de les réaliser dans ce délai presqu’incompressible. Et, du train que cela
va, il se pourrait fort bien que cela ne soit pas possible non plus, avant 2025.
La Constitution de 1987, amendée en 2011, encore en vigueur, prescrit les impératifs suivants:
les élections en Haïti sont à la charge d’un Conseil Électoral de 9 membres, choisis par le Pouvoir
Exécutif, le Pouvoir Judiciaire et le Pouvoir Législatif. En attendant de nommer un Conseil Électoral
Permanent, on a eu recours, jusqu’à maintenant, à des Conseils Électoraux Provisoires. Dès le départ, le
choix même des 9 membres du Conseil Électoral comporte des difficultés légales et constitutionnelles à
surmonter, de préférence, ou à contourner, au pis aller. Il est actuellement impossible de former un CEP
dont le tiers des membres seraient choisis par le Pouvoir Législatif. Le Corps Législatif, dans son
intégralité, n’existe plus, depuis le 1 er lundi de janvier 2022. Dans les faits, le Parlement haïtien n’était
plus opérationnel depuis le 13 janvier 2020 et n’était donc plus en mesure de remplir cette obligation.
Alors, ne serait-ce pas là une de ces «formalités impossibles»?
Il en est de même du Pouvoir Judiciaire, ayant également perdu le quorum requis. Du moins, ce
fut le cas, jusqu’à une solution bancale, récemment mise en place, d’autorité, par le Premier Ministre de
facto, Ariel Henry. Le Président de la Cour de Cassation était même décédé et ne fut pas remplacé
pendant plusieurs mois. La Cour de Cassation, selon le décret du 22 août 1995 et publié dans Le
Moniteur le 25 août de la même année, compte 12 membres dont un président et un vice-président. Il
ne restait plus que 3 juges siégeant à cette Cour, après les coups de butoir qui lui furent assenés, à la
fois par la Divine Providence, d’une part, et par le Chef de l’Exécutif, d’autre part. En février 2019, les
juges à la Cour de Cassation étaient au grand complet, mais cela n’allait pas durer longtemps. Peu de
temps après, au cours de ce même mois de février, le Juge Jules Cantave fut forcé à la retraite. Puis, le
Juge Sténio Bellevue fut rappelé à son Créateur, le 21 mai 2020. Il ne restait plus alors que 10 juges à la
Cour de Cassation. Le 7 février 2021, coup de tonnerre: le Juge Ivikel Dabrésil est mis aux arrêts, sur
ordre de Son Excellence, M. Jovenel Moïse, sous l’accusation de complot contre la sûreté de l’État.
Plus que 9 juges, sur 12. Ne voulant pas s’arrêter en si bonne œuvre, dès le lendemain, le 8 février, le
Président de la République prit un Arrêté pour mettre à la retraite les Juges Wendelle Coq-Thélot,
Joseph Mécène Jean-Louis, en plus d’Ivikel Dabrésil, ce dernier déjà à l’ombre dans un cachot, depuis
la veille. Plus que 7 sur 12. Puis, le Juge René Sylvestre passa l’arme à gauche, le 21 juin 2021. Plus
que 6. En février 2022, le mandat de 10 ans de siège à la Cour de Cassation de 3 autres membres de
cette Cour, à savoir: les Honorables Juges Frantz Philémon, Kesner Michel Thermési et Louis Pressoir
Jean-Pierre, arrivaient à leur terme. Alors, plus que 3. Donc, la Cour de Cassation ne peut plus siéger,
faute du quorum minimal requis pour statuer en toute légalité. Intervient alors le Premier Ministre de
facto, Ariel Henry, qui nomme 8 nouveaux Juges à la Cour de Cassation, en dehors des formalités
constitutionnelles requises et en toute usurpation des pouvoirs conférés au seul Président de la
République en fonction. Retour donc à la presque totalité des membres de la Cour de Cassation, n’en
déplaise à une dizaine d’organisations de droits humains qui s’y objectent et qui «dénoncent le
caractère hautement inconstitutionnel et illégal de la démarche du gouvernement de facto», selon
l’arrêté publié dans le journal officiel de la République, le mardi 28 février 2023. Mais rien n’y fait.
Mieux encore, depuis le mois de novembre 2022, le Premier Ministre Ariel Henry, avait nommé le Juge
Jean Joseph Lebrun, Président de la Cour de Cassation, et ce dernier prêtait serment le 22 novembre
2022, en dépit des protestations des associations de droits humains, mais avec la bénédiction du

Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) et de l’Association Nationale des Magistrats Haïtiens
(ANAMAH). Désormais, le compte est bon: 11 juges sur les 12 prévus. Mais sont-ils revêtus d’une
légitimité quelconque? C’est une question à laquelle d’aucuns opposeront le concept de ladite
«formalité impossible» de feu le Bâtonnier Dorval, pour justifier l’opportunité sinon le bien-fondé de
cette démarche plutôt boiteuse du Premier Ministre de facto.
Si reconstituer tout cet aéropage paraît un peu compliqué, attendez de voir toute la mécanique,
toute la logistique qui soutient et qui accompagne le Conseil Électoral, qu’il soit provisoire ou
permanent. Au fait, le Conseil Électoral, Provisoire ou Permanent, n’est que le sommet, la partie visible
d’une administration beaucoup plus élaborée et dont la mise en place requiert du temps, de la
formation, des locaux, des équipements et, par-dessus tout, un personnel de plus de 3 000 individus,
préférablement dédiés à temps plein et à long terme, à la préparation et à la bonne réalisation des
élections, de toutes les élections. Cette machine administrative est organisée en 13 directions
sectorielles, coordonnées par une direction générale exécutive, elle-même se rapportant à cette coiffe
politique dénommée Conseil Électoral Provisoire ou Permanent. De tout cet appareil, la seule partie qui
soit plus ou moins fonctionnelle, de l’avis de plusieurs, reste la Direction du Registre électoral. Et
encore. Elle aussi est sérieusement compromise depuis l’adoption de la carte d’identité nationale
DERMALOG, avec les entourloupettes qui y sont dénoncées, à tort ou à raison. D’ailleurs, il a été
question de mener une enquête pour valider ou infirmer les problèmes de doublons ou de multiples
attribués au petit bonheur à des gens dont on était sûr de leur allégeance au pouvoir en place. On se
souvient d’un des chauffeurs particuliers du feu Président Jovenel Moïse, un certain Mathieu Joseph,
alias Ti Nwa, qui avait été arrêté et déporté aux États-Unis et sur qui on avait retrouvé plusieurs cartes
d’identité DERMALOG, toutes à son nom et avec des numéros différents
(https://www.rhinews.com/justice/le-chauffeur-prive-de-jovenel-moise-mathieu-joseph-arrete-par-la-
dea-pour-trafic-de-drogue/). L’on se souvient aussi du directeur général de l’Office National
d’Identification qui, en mai 2022, assurait avoir produit 5 459 240 cartes d’identité DERMALOG mais
n’en avoir livré, à cette date, que 4 357 668, de sorte qu’il y aurait encore alors en circulation, un peu
plus de 1 100 000 cartes DERMALOG, soit environ 1/5 de l’électorat identifié par ce registre national
mais qui ne détiendrait pas leur carte. De quoi fausser facilement n’importe quelle élection en faveur de
celui ou de celle qui disposerait de ce stock fantôme de cartes d’identité. Là aussi, la théorie de ladite
«formalité impossible» pourrait venir à la rescousse. Puisque l’on ne sait pas exactement la taille de
l’électorat légitime, ni combien de membres de la population inventoriée et enregistrée se trouveraient
dans quelle localité expressément, en raison de tous les troubles et bouleversements divers que nous
avons connus, il suffirait, comme le suggérait suavement le Directeur Général de l’ONI, de faire
confiance aux autorités qui auraient à cœur le bien-être de la population et le bon fonctionnement des
institutions. À la bonne heure, n’est-ce pas!
Toutefois, en dépit de tout ce qui précède, de toutes les avanies que l’on rencontrera sur ce
parcours cahoteux, je demeure convaincu que tenir les élections en Haïti n’est pas une mission
impossible, à terme, j’entends. Nous sommes abonnés au chaos, semble-t-il, et rien ne serait vraiment à
l’épreuve de notre imagination. Des propositions en ce sens ont été formulées et mériteraient d’être
tentées, à tout le moins, mais en toute bonne foi, pour nous permettre de sortir le pays de ce bourbier.
La proposition des participants à la Conférence de la Jamaïque est une base qui paraît prometteuse et
qui rallie un nombre assez large d’acteurs politiques, économiques et sociaux. En essence, elle
recommande de constituer un Collège Présidentiel de cinq membres, auquel seraient dévolues
temporairement les prérogatives de la Présidence de la République, de maintenir une Primature dont le
titulaire aurait la charge d’exécuter une Feuille de route simple, dont les objectifs seraient en priorité:
de rétablir la sécurité publique, d’expédier les affaires courantes de la gestion de l’État, de coordonner
un Conseil de Ministres qui constituerait un Gouvernement de Salut Public ou d’Unité Nationale et de
préparer les élections dans les meilleurs délais. C’est ce que j’ai pu déduire des interventions diverses
d’acteurs à cette Conférence. De façon majoritaire, une large frange de l’Opposition au Gouvernement

d’Ariel Henry aurait même concédé son maintien à la Primature pour la mise en œuvre de cette Feuille
de route. Essentiellement, toutes les parties, l’opposition et le gouvernement, disent la même chose, à
quelques nuances près, de l’avis de bon nombre d’observateurs. Le gouvernement tient mordicus à son
HCT. Mais il dit être prêt et disposé à en augmenter le nombre des membres. Cela convient
parfaitement à l’opposition qui demande qu’il soit élargi à 5 membres mais qu’il soit un Collège
Présidentiel, avec les prérogatives qui sont associées à cette fonction. C’était d’ailleurs une
revendication de la Présidente actuelle du HCT, un vœu également partagé, paraît-il, par un des tuteurs
de ce gouvernement, en l’occurrence par les autorités américaines. Voilà donc un point d’entente à la
portée des parties. Il resterait juste à convenir des limites des pouvoirs du Collège Présidentiel et du
Premier Ministre qui expédiera les affaires courantes, et de fixer enfin les échéances et les priorités à
établir dans ladite Feuille de route.
Idem, pour la question du rétablissement de la sécurité publique. Le gouvernement dit vouloir
rétablir l’ordre. Pour cela, il espère compter sur une intervention étrangère à laquelle nul gouvernement
ou pays ami ne veut vraiment s’engager, pour toutes sortes de raisons. Toutefois, il souhaite également
renforcer les capacités de nos forces de l’ordre pour y parvenir également. Ce sont à peu près les
mêmes préoccupations dans l’autre camp. Si l’opposition ne souhaite pas prioritairement une
intervention militaire au pays, il n’en demeure pas moins qu’elle soit consciente des besoins de
renforcements de nos forces de l’ordre et, à défaut d’une intervention militaire robuste, comme le
souhaitent le Premier Ministre Ariel Henry et son Gouvernement actuel, il ne lui répugnerait pas
d’obtenir une assistance technique, une formation adaptée et les équipements nécessaires des pays amis
pour parvenir par nos propres moyens, à rétablir l’ordre et la sécurité, dans un délai assez court pour
envisager des élections à moyen terme. Donc, tout compte fait, on s’obstine sur des détails qui sont
apparemment accessoires ou même insignifiants, compte tenu des enjeux en cours.
À cette étape, si les gouvernements étrangers, qui disent vouloir accompagner le peuple haïtien
vers le rétablissement de la situation, sont le moindrement sérieux, il serait important qu’ils demandent
maintenant à leur poulain, de lâcher du lest, à son tour, et de convenir à reprendre les discussions sur
les contours précis du HCT élargi et doté de prérogatives présidentielles, d’une part, et, d’autre part,
des pouvoirs limités du nouvel Exécutif, qui seraient réduits à ceux qui lui sont conférés
constitutionnellement, mais qu’on ajusterait aux besoins actuels de la conjoncture, et seulement si
nécessaire.
À mon point de vue, il ne s’agirait pas là de «formalités impossibles». Il suffirait juste que des
gens, de bonne foi, s’attellent à convenir, avec l’aide des médiateurs internationaux, réputés neutres,
des concessions à faire de part mais d’autres aussi. C’est à ce moment de la durée et dans la dynamique
des discussions, qu’on aura besoin de l’autorité et du sens de leadership des pays amis d’Haïti, pour
faire entendre raison et sanctionner, au besoin, certains proches du pouvoir actuel, qui soufflent sur les
braises et attisent le conflit indéfiniment, pour leurs propres intérêts, espérant que dans les décombres
de ce pays, ils pourront mieux tirer leurs marrons du feu. La tenue des élections, la remise en marche et
en capacité de fonctionnement des institutions, le rétablissement de la sécurité publique, rien de tout
cela ne constitue des «formalités impossibles». Une entreprise difficile, certes, mais pas impossible,
pour celles et ceux qui le veulent sincèrement. Car dans ce pays turbulent, on en a vu d’autres. Haïti a
survécu à bien d’autres périls. Les dictatures des Duvalier ont tenu la route, aussi longtemps et un peu
plus que l’avaient voulu leurs supporteurs américains, français et autres. Dès qu’ils en eurent
suffisamment soupé des outrances de ces dictateurs, Jean-Claude Duvalier et sa bande avaient fait leurs
malles et lever les feutres pour aller jouir de leurs prébendes à l’étranger.
Pour ma part, je suis convaincu que, lorsque les tuteurs actuels de ce pouvoir en auront marre
des ruses politiciennes du gouvernement en place et de ses appuis locaux, qui font durer le conflit et
souffrir la population, ceux-là conviendront des concessions minimales requises qui sont pourtant à
notre portée, aujourd’hui même, tout comme ce fut le cas, avec l’Accord des Governors Island, en

  1. Autrement, il ne faudrait pas se surprendre d’assister à une autre expulsion du même ordre que

celle du 7 février 1986 ou d’autres troubles graves, comme au 29 février 2004. L’on fait ce qu’on peut
avec ce qu’on a. Le peuple haïtien ne subira pas indéfiniment, sans rechigner, la situation qu’on lui
impose. Les verrous des formalités impossibles ne résisteront pas longtemps à sa furie. Ces accès de
colère de temps en temps, ces épisodes de Bwa Kale, ne sont que des signes avant-coureurs d’une furie
populaire encore insoupçonnée. La «Théorie dite de Formalités Impossibles», à mon très humble avis,
n’est qu’un autre prétexte pour recourir à une autre période de tabula rasa, à la faveur de laquelle, on
espère pouvoir maintenir un état de fait pour imposer, durablement, un autre carcan au peuple haïtien.
Pierre-Michel Augustin
le 27 juin 2023

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