La semaine dernière, le 23 et le 24 mai derniers, sous le haut patronage de la Primature, Mme Mirlande
H. Manigat, actuellement Présidente du Haut Comité de la Transition (HCT), lançait les assises du
«Forum Politique sur la Sécurité, le Dialogue National, la Constitution, l’Élection et la Réforme
Économique et Sociale», au Karibe Convention Center, à Pétion-Ville. En deux jours, top chrono, Mme
Manigat et la Primature se faisaient fort de relever le défi de débattre de tous ces grands thèmes et de
dégager des recommandations cohérentes, pouvant éclairer le gouvernement provisoire actuel, sur les
décisions à prendre et la conduite à suivre pour remettre le pays sur la voie de la stabilité politique et du
développement économique. Tout cela, estimait Mme Manigat, pouvait être fait correctement en 48
heures, et le Premier Ministre de facto, M. Ariel Henry et son gouvernement, s’engagent à y donner
suite avec diligence. Le tout devait se faire rondement, comme du papier musique, comme une affaire
arrangée d’avance. Une semaine plus tard, je nous propose de regarder un peu dans le rétroviseur pour
apprécier le travail qui a été abattu par ce «Task Force» ad hoc, et d’essayer de projeter nos attentes
réalistes quant aux perspectives ainsi ouvertes par les délibérations studieuses des participants.
Pour commencer par le commencement, il faut noter qu’il y a généralement quelques
ingrédients essentiels à la réussite de ce genre d’exercice. Tout d’abord, le soin avec lequel on l’a
préparé, déterminera la fluidité de son déroulement. La qualité et l’expertise des panélistes appelés à
présenter les sujets de discussion et à les documenter adéquatement sont d’une importance capitale.
Finalement, recruter un personnel d’encadrement qualifié, appelé à diriger les débats, à accorder la
parole, à noter les interventions des participants, à en faire la synthèse pour la rédaction des minutes, ce
n’est pas non plus une tâche aisée. Il y a aussi les lieux adéquats pour accueillir l’activité, mais cela
relève de la logistique de préparation et de réalisation de l’évènement et peut être un peu plus facile à
résoudre comme problème. Faisons le tour de ces ingrédients pour voir si toutes les conditions étaient
remplies pour la tenue de ce Forum. La professeure Mirlande Manigat, sans doute mieux que tous les
autres acteurs autour d’elle, devait être parfaitement au courant de ces détails et a dû y apporter une
attention particulière, étant la principale responsable de cette initiative.
La première remarque que je ferais viserait tout d’abord le titre de ce Forum. Un bon titre, dit-
on, résume parfaitement le contenu du sujet traité. Je comprends bien que tous les éléments du titre de
ce Forum sont liés dans un rapport de causalité, de conséquence et de dépendance. Toutefois, fallait-il
vraiment prendre une si grande bouchée, en si peu de temps, d’un seul coup? Prenons juste la
problématique associée à la sécurité publique et à ses incidences politiques, économiques et sociales.
Juste cette thématique aurait pu faire l’objet de ce Forum, et je ne suis pas sûr que les délibérations
auraient pu épuiser totalement ce sujet en 48 heures de discussion. Il en a pris autant pour que le
Ministère de l’Éducation parvienne à la révision du Code de conduite à l’école, par l’intégration de la
Charte de bonnes pratiques contre la violence basée sur le genre en milieu scolaire, les 23 et 24 mai
derniers. Les problèmes de sécurité publique en Haïti, qui sont autrement plus importants, pourraient
nécessiter autant sinon plus de discussion pour leur diagnostic et leur résolution. Ils prennent naissance
dans la nature même des rapports entre la population et l’État, dans nos façons de gérer nos différends
personnels, politiques et sociaux, et dans la structuration et les capacités intrinsèques des institutions
appelées à les traiter. La plupart des observateurs de notre société, des sociologues, des ethnologues,
des anthropologues, de chez nous et d’ailleurs, sont déjà parvenus à cette conclusion, et je ne pense pas
ici faire preuve de pionnier en la matière. Alors, juste penser faire le tour de tous ces sujets en même
temps, dans un Forum, en 48 heures, cela pourrait tenir de deux choses, l’une ou l’autre et même les
deux à la fois: de l’amateurisme crasse ou d’une volonté de s’engager dans une opération de «poudre
aux yeux». Sincèrement, je ne pense pas qu’une professeure émérite d’université, en la personne de
Mme Manigat, de concert avec un neurochirurgien patenté, soient deux hurluberlus que l’on puisse
considérer comme des «amateurs rigolos». Non, il faut chercher un peu plus loin. Il faut aller dans la
direction d’une opération de «poudre aux yeux», destinée à éberluer la société haïtienne et à conforter
leurs supporteurs étrangers. Dans le meilleur des cas, tout ce qu’ils auront pu réaliser, ce sera un
bachotage en règle de tous les thèmes désignés de ce Forum.
On aurait pensé assister à un battage publicitaire dans la société, dans les médias en amont de la
tenue de ce Forum. Je me serais attendu à une brochette de panélistes experts, recrutés au pays, dans la
diaspora et dans les pays amis d’Haïti qui feraient les unes dans nos journaux, dans les réseaux sociaux
et dans les stations de radio et de télé en Haïti. Ils seraient en renfort de cette initiative pour lui donner
crédibilité auprès de la population et même un peu de lustre de légitimité, quant aux recommandations
qui ressortiront des Minutes de ce Forum. À ma connaissance, il n’y a rien eu de tout cela, ou si peu. À
peine, la Présidente du HCT avait-elle pris le temps de pré enregistrer une note audio-visuelle
d’environ trois minutes, pour informer le public de la tenue de cette activité et de la faire passer dans
certains médias, le 21 mai dernier. Pour rappel, ledit Forum allait se tenir le 23 et le 24 mai, soit 2 jours
plus tard. Elle y prenait soin d’inviter tout le monde, le plus de monde possible à y participer.
Évidemment, ce n’est pas sérieux du tout comme approche. Comment peut-on se préparer en 2 jours à
participer à un Forum couvrant autant de thématiques importantes et cruciales pour le pays, sans des
documents de référence sur lesquels porteront les discussions, sans les horaires de cette activité, sans
des références sur les différents intervenants-clés, des panélistes et des régisseurs d’ateliers. On veut
nous faire croire, qu’au petit bonheur, n’importe quel quidam, n’ayant aucune activité pressante à son
agenda ou des gens fort occupés, en ayant écouté ce message par hasard, 2 jours avant la tenue du
Forum, allaient se dire: tiens, je ne peux pas rater cela. J’imagine une cohorte citoyenne, en provenance
des Nippes ou de Ouanaminthe, ayant entendu le message de Mme Manigat, qui se serait empressée de
tout laisser tomber et de converger vers le Karibe Convention Center pour prendre part à ce Forum
historique, un peu comme l’avaient fait nos ancêtres lors de la tenue de la Convention pour la Création
du Drapeau, le 18 mai 1803. Remarquez que, déjà à cette époque, on avait compris qu’à trop
embrasser, on allait échapper certainement des morceaux et qu’on s’était concentré sur un seul point: la
Création du Drapeau.
D’ailleurs, dès la fin de la première journée de ce Forum, certains des participants notaient leurs
déceptions. À la Une de Hebdo 24, l’ancien député PHTK de Cerca-Cavajal, Antoine Rodon Bien-
aimé, estimait que «certains des intervenants n’étaient pas à la hauteur» et que «leurs interventions
étaient vides». Pour M. Rosny Cadet, Vice-Président du parti dénommé Alliance pour une Société sans
Exclusion (ASE), « cette première journée du Forum est un véritable fiasco». Pour la plupart, ces voix
discordantes sont des signataires patentés de l’Accord du 21 décembre, des supporteurs impénitents de
ce gouvernement et des démarches auxquelles il est associé. C’est le cas des représentants du FND, ci-
devant Force Nationale pour la Démocratie, (à ne pas confondre avec le FNCD), qui menacent, à la
suite de ce Forum, de se désolidariser de ce gouvernement auquel il avait pourtant donné son appui en
décembre dernier. Pour eux, «ce Forum est une perte de temps.» Je ne vous surprendrais pas, sans
doute, si je vous disais que le BINUH a trouvé, pour sa part, l’initiative «encourageante». Il utilise
encore, peut-être, la même grille d’appréciation qui avait permis à la précédente Cheffe du BINUH,
Mme La Lime, de saluer à l’ONU, la fédération des gangs de la Capitale, comme un facteur
d’atténuation de la violence et du renforcement de la sécurité publique. Qui sait?
En ce qui concerne le 2 e jour, pour la clôture de ce Forum, le Premier Ministre lui-même est allé
au podium, pour annoncer qu’il ferait siennes, les recommandations qui en ressortiront et qu’il se
portait garant de l’appui sans faille de son gouvernement, pour ce qui en restera, car il voit déjà un
changement de cabinet qu’il fait miroiter aux yeux des intéressés. Toutefois, ce qui a particulièrement
été retenu, lors de son allocution, c’est que le Dr Ariel Henry a eu le culot de maintenir qu’il n’a
jamais demandé une intervention de militaires étrangers au pays et qu’il avait tout simplement
demandé l’aide d’une intervention armée, robuste, pour résoudre le problème de l’insécurité. La nuance
est subtile, n’est-ce pas ? Si seulement son nez pouvait allonger comme celui de Pinocchio, chaque fois
qu’il déballait un mensonge… Pourtant, les preuves sont là, documentés et publiés sur Le Moniteur,
pour l’Histoire et pour la Vérité… Ses nouvelles promesses consistent maintenant en la nomination
d’un nouveau CEP, en la «réforme de la Constitution» et en la tenue de prochaines élections, à terme. Il
promet solennellement de faire tout en son possible pour réaliser ces promesses, en temps et lieu. Il va
même «prendre son bâton de pèlerin» dit-il, pour y parvenir. Je ne lui proposerais pas de commencer
son «pèlerinage» par la Croix-des-Bouquets, ni d’ailleurs de le faire sans escorte nulle part, par ces
temps de Bwa Kale, comme le prophétise si éloquemment l’historien Michel Soucar. On ne sait jamais!
Quiconque voudrait vivre vieux ferait mieux de bien assurer ses arrières, chef inclus, disait-il
(traduction libre de la version créole).
Maintenant que la page de la farce dudit Forum est tournée, il faut s’attendre à un nouvel
épisode de formation du prochain CEP. Ne nous méprenons pas, ce ne sont pas les prétendants qui vont
manquer. Dure dure est la vie au pays, par ces temps de vaches maigres. Et la survie au quotidien,
même dans l’indignité, a ses propres exigences qui ne s’accommodent pas toujours avec les principes
dont se gloussent nombre de nos palabreurs qui sévissent sur nos ondes mais qu’ils oublient bien vite,
sitôt qu’on leur fait miroiter quelques billets à l’effigie du Président Florvil Hippolyte, quelques zorèy
bourik en chute libre, et ne parlons même pas de billets verts, frappés de la photo de Georges
Washington. Comme l’on dit couramment, pour nombre d’entre eux: «devan grinbak, nan pwen fè
back.» Ils videront la coupe d’ignominie jusqu’à la lie. Aucun d’entre eux n’aura le rare et terrible
courage, non pas de s’immoler d’indignation et de désespoir devant les statues de nos Héros de 1804,
comme le fit Karl Udson Azor, devant les bronzes impassibles de Vertières. Personne, dis-je, ne le leur
demandera, mais juste de confesser leur reptation devant la population, devant leurs propres enfants.
Toute honte bue, l’indigence morale à nue, d’aucuns se bousculeront au portillon pour se faire choisir,
en secret, avant de virer casaque à visière levée, une fois heureux élus. J’en veux pour preuve la longue
liste de signataires dudit Accord du 21 décembre : 28 pages, à double colonnes, de signataires divers,
dont certains qui ne manquent jamais l’occasion de bomber le torse et de porter leur vertu civique en
bandoulière, comme un fier badge d’intégrité mais qu’on retrouve invariablement comme caution,
chaque fois que ce gouvernement sonne le rassemblement, comme autant de volailles, rassemblées en
vitesse pour recevoir la becquée, jetée à la volée, un peu comme on a vu faire, à l’occasion de la
célébration de la Fête du Drapeau, au Cap-Haïtien, récemment. On ne parle plus d’une nouvelle
Constitution, à peine quelques réformes, disait le Premier Ministre dans son discours de clôture. D’une
reculade à l’autre, il finira peut-être par convenir qu’il n’a pas la légitimité d’entreprendre ce qu’on lui
a demandé de faire, et que le prix à payer pourrait être exorbitant pour lui, pour nous et pour tout le
pays, pendant encore longtemps. Contre toute raison, il ne faut pas désespérer d’un sursaut de
conscience, même de la part de ceux et de celles qui n’en ont jamais fait montre, ou si peu.
Il y a des gens qui ont des yeux pour voir mais qui ne voient pas la lumière ni les obstacles
devant eux. Ils ont toute leur ouïe, mais ils n’entendent rien, certainement pas raison. Il leur faut se
buter contre le mur de la réalité pour se rendre compte qu’ils erraient depuis longtemps déjà. Et lorsque
cela arrive, pour eux, il est généralement trop tard. Et bien tard il est aussi, pour celles et ceux qui l’y
ont contraint. Car cela aussi a un coût. Tout a un coût, un prix à payer, un sacrifice à offrir. Il est
toujours dommage qu’une société en soit rendue à ces extrémités, avant de pouvoir renverser le cours
de son destin.
Pierre-Michel Augustin
le 30 mai 2023