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La Purge, à l’haïtienne, s’appelle «Bwa Kale»…

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J’ai déjà vu, en la matière, un de ces films-cultes américains, porteur d’un message d’une extrême
violence. Il s’intitule La Purge, en français mais, dans sa version originale, on le connaît sous le nom
de American Nightmare ou The Purge. Il a été réalisé par James DeMonaco et était sorti en salle en

  1. En bref, son synopsis se lit comme suit. «Pour enrayer la pauvreté dans une Amérique rongée par
    une criminalité débridée et des prisons surpeuplées, le gouvernement fédéral donne son accord pour
    qu’une fois par an, pendant une période de 24 heures, cette société entière soit plongée dans un bain de
    sang, une purge sociale qui la débarrassera de ses scories». En comparaison, chez nous, on règle des
    comptes à la machette, on élimine des bandits et sans doute aussi quelques bonnes gens, par erreur, par
    lapidation, sans craindre le bras de la justice. Chez nous, aujourd’hui, la foule juge et châtie
    implacablement. Pas de deuxième chance! «Bwa Kale» ! Et gare à celles ou à ceux sur qui elle décide
    de tracer un exemple car le feu finira le travail, là où les bras fatigués auraient laissé une chance de
    rescaper à quelques infortunés. Donc, à suivre l’actualité haïtienne, on serait en droit de se demander si
    notre réalité ne dépasse pas, et de loin, cette fiction de DeMonaco, car chez nous, ce temps de purge
    semble indéfini. Tel un malfini, il a suspendu son vol au-dessus du pays, pour fondre, sans crier gare,
    sur quelques cibles éparses, un peu partout sur notre territoire.
    On avait annoncé cette situation depuis quelque temps déjà, mais elle serait finalement arrivée
    et on en récolterait les fruits aujourd’hui. Après la purge à Debussy, surviendraient maintenant celles
    non encore authentifiées à Savien et ailleurs, comme à Port-de-Paix dans le Nord-Ouest, à Petite-Anse,
    non loin du Cap-Haïtien, dans la Grand’Anse aussi. La foule, désormais, a la mèche très courte et ne
    décolère plus facilement. À la moindre incartade, elle sévira de sévères façons, et les images
    publicisées sur les réseaux sociaux viendront hanter les esprits pour un temps. «Bwa Kale, tonton»! Le
    métier de bandit est devenu très périlleux, et ceux et celles qui la professent encore ou en avaient fait
    récemment leur fonds de commerce, risquent fort de ne pas faire de vieux os et de disparaître, presto.
    Et l’État ne dit rien ou, lorsqu’il s’exprime, il ne dit rien qui vaille. Il est vrai que le Premier Ministre
    de facto se soit prononcé sur le sujet, pour demander à la population de garder son calme. Mais, il le fit
    avec si peu de conviction, qu’il aurait pu se taire, et cela aurait donné à peu près le même résultat.
    La chasse aux bandits serait en cours au pays, avec des pauses, de temps en temps, et puis des
    reflambées là où l’on ne s’y attendait pas. La menace pèse sur toutes les bases de bandits éparpillées
    surtout à travers le grand Port-au-Prince métropolitain. Toutefois, seule la base de Ti-Makak aurait été
    démantelée pour de bon, à cette date, si toutefois tel est vraiment le cas. Pour le reste, les bandits se
    seraient mis plus ou moins à couvert, en attendant la proverbiale fatigue populaire sur tous les sujets
    brûlants de notre actualité, pour espérer reprendre leur sordide train-train. À cet effet, on n’entend plus
    beaucoup parler, depuis quelque temps, du fameux Barbecue qui voulait changer de peau et passer de
    chef de gang à chef révolutionnaire en armes. Lui aussi essaie, tant bien que mal, de se faire oublier, en
    espérant pouvoir émuler Guy Philippe et se lancer à l’assaut d’un poste de sénateur qui le mettrait à
    l’abri de la justice, sous le couvert de l’immunité parlementaire, lors d’éventuelles élections. Izo fait
    encore la manchette pour plusieurs raisons et pas encore nécessairement les bonnes, parce que
    quelques-uns de ses soldats, entendez par cela, des bandits à sa solde, se seraient réfugiés en
    République Dominicaine, pour être finalement capturés par la police de ce pays, en attendant d’être
    livrés aux autorités haïtiennes pour les suites que de droit. De toute façon, cela vaut encore bien mieux
    pour eux que de subir le châtiment subi par leurs compères en crime, à Debussy.
    La Purge à l’haïtienne, c’est aussi la longue liste de nos politiciens, de nos hommes et femmes
    d’affaires frappés d’interdiction et de sanction par les États-Unis, le Canada et la République
    Dominicaine. Tout d’un coup, ils sont devenus personae non gratae, des intouchables à ne pas
    fréquenter, sous peine de s’attirer cette même guigne, cette même opprobre qui les accable. Dans cette
    liste, il y en a qui se débattent encore pour surnager mais cela fait quand même tout un boulet à leurs
    pieds. Au lieu d’avoir le vent en poupe et de cingler, toutes voiles déployées, vers des éventuelles

élections, les voilà tout d’un coup en bute à une accusation qui les stigmatise aux yeux de la population
et qui les met au banc de la communauté internationale. Brusquement, pour les Youri Latortue, Evans
Paul, Michel Martelly, Laurent Lamothe, Jean Henry Céant, Claude Joseph de ce monde, la pente
devient plus raide, la côte plus abrupte à remonter. Et il ne sera pas dit non plus que les membres du
futur CEP, quels qu’ils soient, auront toute la liberté de manœuvre nécessaire pour accréditer leur
candidature plus que suspecte. Cela ne veut pas dire qu’ils auront tous déclaré forfait, dès le départ, en
raison de cette marque imprimée sur leur pedigree, toutefois la tâche leur sera plus difficile avec ce
point d’interrogation écarlate, étalé sur leur réputation.
La purge à l’haïtienne a pris un nouveau tournant, la semaine dernière. Elle est passée
brusquement dans les Écuries d’Augias que constitue notre diplomatie, et a emporté tout un morceau,
cette fois. Il ne s’agit vraiment pas d’une cacahuète bloquée dans un boyau étroit, celui-là.
L’Ambassadeur d’Haïti à Washington, son Excellence, M. Bocchit Edmond, a été soudainement
«rappelé en Haïti pour consultation». Pour comprendre l’importance de cet évènement, il faut placer
l’Ambassade d’Haïti à Washington dans la hiérarchie des postes diplomatiques du pays. En ce qui
concerne Haïti, l’Ambassade à Washington est le poste diplomatique le plus important, compte tenu du
poids que représentent les États-Unis dans la politique nationale et internationale du pays. Bocchit
Edmond est un vétéran de 29 ans dans la diplomatie haïtienne. Sa carrière dans le domaine a commencé
en 1990, au bas de l’échelle, à titre d’Attaché au Ministère des Affaires Étrangères. M. Edmond parle
couramment, le français, l’anglais, l’espagnol et le créole. Sa maîtrise des principales langues en usage
dans les Amériques lui a valu de gravir rapidement les échelons de notre diplomatie et, en 1993, il fut
nommé Premier Secrétaire au Ministère des Affaires Étrangères. Il a occupé des postes très importants
dans la Chancellerie haïtienne, comme celui d’Ambassadeur à Londres, en 2016. Auparavant, il fut
Représentant Permanent d’Haïti à l’OEA, en 2014. En 2003, il était Chargé d’Affaires au Panama et,
plus tard, il occupa le même poste en Colombie, jusqu’en 2011. Il fut également Ministre des Affaires
Étrangères d’Haïti en 2018, puis Ministre du Tourisme et des Industries Créatives en 2019, avant de
revenir à ses anciennes amours en diplomatie, comme Ambassadeur d’Haïti à Washington. Son résumé
académique n’est pas piqué des vers non plus. M. Edmond détient une licence en Droit, de l’Université
d’État d’Haïti, une maîtrise en Relations Internationales, de l’Université d’Oxford en Angleterre et une
autre maîtrise en Arbitrage du Commerce International, des Universités Latino-américaines du Chili et
du Panama. Je passe sous silence les nombreux séminaires auxquels il a assisté en Sécurité Nationale et
Négociations, en Israël, pour compléter son bagage académique. Eh bien, cette sommité, ce mapou,
vient de tomber sous le coup, semble-t-il, d’une suspicion de corruption alléguée par le FBI, à la suite
d’une enquête menée par cette agence américaine mais initiée par une dénonciation issue de la
Chancellerie haïtienne, en 2021, selon les propos recueillis de la bouche même de l’ex-Ambassadeur
Edmond. Cela aura pris deux ans d’enquête du FBI pour le désarçonner et forcer le gouvernement
haïtien à le rappeler. Mais, cela ne s’est pas fait sans écorcher, au passage, notre diplomatie déjà pas
très rutilante. La sœur de l’Ambassadeur, Mme Bettina Edmond, Consule à New-York, aurait été
indexée par la même enquête, et le même sort lui a donc été réservé. Le principal concerné, M.
Edmond, s’est fait fort d’entraîner avec lui, son ex-Ministre des Affaires Étrangères, l’ex-Premier
Ministre intérimaire de facto, le Docteur Claude Joseph, qu’il accuse d’être celui qui l’aurait dénoncé,
sous de fallacieux prétextes, au FBI, depuis 2021. Lors d’une émission d’affaires publiques à laquelle
ces deux personnages avaient bien voulu participer, des propos des plus acrimonieux et des accusations
sulfureuses furent échangés sur les ondes par l’un et l’autre, sans grand décorum ni ménagement. Un
vrai règlement de comptes en public, un déballage de linges sales, sans aucun effort, tant par l’un que
par l’autre de nos ex-diplomates, de préserver, un tant soit peu, la dignité de leur ancienne fonction.
Avec tout cela, ces accusés de crimes graves, ces anciens hauts placés dans la hiérarchie
politique du pays, circulent encore librement et ne font même pas l’objet d’une interpellation de la
Justice haïtienne. La purge qui est administrée aux bandits par la population, tout comme bien d’autres
aspects de la vie en Haïti, semble être modulée en fonction de leur catégorie d’appartenance et a des

effets divers. La piétaille, les hommes et les femmes de mains, les Ti-Makak et consorts reçoivent un
traitement radical. Les autres, celles et ceux par qui le scandale a été favorisé pour fleurir et infester le
pays, reçoivent un laxatif doux. Si seulement ils en reçoivent un localement. Rien à voir avec la «purge
Jalap», le «lavement Gillette» infligé à nos criminels à sandales. Ce ne sera pas la première fois qu’un
de nos officiels, répudié à l’étranger en raison de reproches graves à son égard, ne bénéficie, au retour
au pays, d’une promotion d’importance, en étant placé à un poste honorifique, comme au Palais
National et ailleurs, même à l’étranger, là où l’épiderme social peut être moins sensible à ces avanies.
On ne risquera pas de les envoyer à Bruxelles, par exemple, de peur de voir leur lettre d’accréditation
refusée, carrément. Mais, sous d’autres latitudes, ce serait encore possible, comme à Bogota ou à
Panama, qui sait?
Finalement, la purge à l’haïtienne me rappelle bien des choses. Dans la vie, il vaut toujours
mieux être grand et puissant que pauvre et vulnérable. La justice haïtienne s’appliquera différemment,
selon la catégorie à laquelle vous appartenez. Et si vous faites partie de la 2 e catégorie, même quand
vous seriez blanc comme neige, vous courrez quand même le risque d’une erreur judiciaire, d’être
foudroyé impitoyablement et de subir un «bwa kale» sans appel, d’une extrême rigueur. Mais, comme
membre de la 1 e catégorie, à moins de s’appeler Clifford Brandt et d’accumuler un Himalaya de preuves
contre soi, si vous êtes du bon côté de la politique locale et, qu’en plus, vous êtes bardé de diplômes, ce
qui ne nuit nullement à son détenteur, on ne sait jamais. Vous pourriez encore profiter du bénéfice du
doute, même quand cela serait hautement déraisonnable. Des accusés de crimes de haute trahison de
toutes sortes, de prébende (dwèt long siperyè), de trafic d’armes et d’association de malfaiteurs avec
des petits malfrats sanguinaires, pourraient continuer à frayer dans notre société, la fleur à la
boutonnière, un verre à la main dans les soirées mondaines et le verbe haut devant les micros de la
presse surtout parlée. Il faudrait peut-être donner l’exemple d’une justice qui fonctionne, à commencer
par interpeller sans de trop longs délais, celles et ceux qui sont indexés dans des rapports, dûment
documentés, sur ces crimes tout aussi graves, sans attendre que la digue ne se rompe et que le peuple ne
s’en charge, avec les moyens pas très subtils et souvent excessifs qu’on lui connaît depuis la nuit des
temps, depuis «Bwa Kayiman», jusqu’à ce jourd’hui…
Pierre-Michel Augustin
le 9 mai 2023

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