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La France et les USA, les rongeurs d’Haïti

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Haïti peut très bien vivre en paix, à condition qu’elle soit dirigée par des hommes, au sens strict du terme, qui se soucient réellement des intérêts de leur peuple et qui ne se soumettent pas, ne s’effacent pas comme des moins que rien devant la dictature des USA et de la France. Mais, malheureusement, pour le moment, ce n’est pas le cas. Ils sont à la limite de la trahison.

Tandis que nos médias s’obstinent à nous présenter la France et les États-Unis comme une victoire de la démocratie, nous parvient des journalistes du New York Times une tout autre vision, merci Catherine Porter, Constant Méheut, Matt Apuzzo et Selam Gebrekidan qui permettent, en tous les cas, de construire un langage commun qui ne soit pas celui de l’invitation à la soumission ni de continuer à nous rendre esclaves du capitaliste d’État. Voici ce que les correspondants du New York Times ont appris sur les sommes qu’Haïti a dû verser, après avoir chassé les colons français, lors de la première révolte d’esclaves victorieuse du monde moderne.

Le point de départ : la double dette

En 1825, un navire de guerre français, hérissé de canons, surgit dans le port de la capitale haïtienne. À bord, un émissaire du roi Charles X qui vient livrer une requête ahurissante : la France exige des réparations de la part du peuple qu’elle a jadis asservi. D’habitude, ce sont les vaincus qui paient des réparations, pas les vainqueurs. Dix ans auparavant, la France avait dû en verser à ses voisins européens, suite aux défaites militaires de Napoléon, dont les forces, soit dit en passant, avaient aussi été vaincues par les Haïtiens. Mais Haïti est très isolée et n’a aucun véritable allié. Le pays craint d’être de nouveau envahi et a un besoin vital de commercer avec d’autres nations. La somme exigée est de 150 millions de francs français, à verser en cinq tranches annuelles. Elles sont bien au-dessus des moyens d’Haïti. La France ajoute alors une condition : pour régler ses paiements, le pays devra emprunter auprès de banques françaises. Ce rocher de Sisyphe est ce qu’on appelle la Double Dette.

Le coût véritable pour Haïti, hier et encore aujourd’hui

The New York Times a traqué chaque paiement effectué par Haïti sur une période de 64 ans. Le total se monte à 560 millions de dollars, en valeur actualisée. Mais le déficit pour le pays ne se mesure pas simplement par l’addition des sommes réglées au fil des ans, à la France et à d’autres prêteurs. Chaque franc expédié vers les coffres-forts de banques de l’autre côté de l’Atlantique est un franc qui ne circule pas parmi les paysans, les ouvriers et les commerçants haïtiens, un franc qui n’est pas investi pour construire des ponts, des écoles ou des usines, un franc, donc, qui ne peut pas contribuer à la construction et à la prospérité de la nation. Nos correspondants ont parcouru des milliers d’archives financières et ont consulté 15 économistes internationalement reconnus. Ils sont arrivés à la conclusion que les paiements à la France ont coûté à Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars en perte de croissance économique sur la longue durée. Cela représente jusqu’à huit fois la taille de l’économie entière d’Haïti en 2020. C’est «le néocolonialisme par la dette», dit Thomas Piketty, l’un des économistes que nous avons rencontrés. «Cette fuite a totalement perturbé le processus de construction de l’État». Et ce n’était que le début. La double dette a contribué à précipiter Haïti dans une spirale d’endettement qui a paralysé le pays pendant plus d’un siècle.

Pour une banque française, c’est la poule aux œufs d’or

Après avoir saigné Haïti avec sa demande de réparation, la France change de tactique. Ce sera la main tendue d’un partenaire en affaires. Haïti fête la création de sa première banque nationale après un demi-siècle de paiements écrasants, liés à la double dette. C’est ce type d’institution qui, en Europe, sert à financer la construction de chemins de fers et d’usines. La Banque Nationale d’Haïti n’a d’haïtien que son nom. Elle est en réalité une émanation de la banque française Crédit Industriel et Commercial, ou CIC. Elle contrôlera la Banque nationale d’Haïti depuis Paris et prélèvera des commissions sur chaque transaction effectuée. Les archives retrouvées par The New York Times montrent de façon claire que le CIC a siphonné des dizaines de millions de dollars à Haïti, au bénéfice d’investisseurs français, et accablé ses gouvernements de prêts successifs. Les Haïtiens déchantent vite quand ils réalisent que quelque chose ne tourne pas rond. «N’est-ce pas drôle», fait remarquer un économiste haïtien, «qu’une banque, qui prétend venir au secours d’un trésor public obéré, commence, au lieu d’y mettre de l’argent, par emporter tout ce qu’il y avait de valeur ?»

Pour les États-Unis, Haïti est une caisse enregistreuse

Quand les militaires américains envahissent Haïti à l’été 1915, leur prétexte officiel est que le pays est trop pauvre et trop instable pour être laissé à lui-même. Le secrétaire d’État des États-Unis, Robert Lansing, ne cache pas son mépris de la «race africaine» et présente l’occupation comme une mission civilisatrice, destinée à mettre fin à «l’anarchie, la sauvagerie et l’oppression». Mais d’autres motivations perçaient depuis l’hiver précédent. En décembre 1914, un petit nombre de Marines avaient franchi le seuil de la Banque nationale d’Haïti pour en ressortir avec 500 000 dollars en or. Quelques jours plus tard, l’or reposait dans le coffre d’une banque à Wall Street. «J’ai contribué à faire d’Haïti et de Cuba, des coins où les gars de la National City Bank pouvaient se faire de jolis revenus», se vantera, quelques années plus tard, le général qui avait commandé les forces américaines en Haïti et qui se targuait d’être un «racketteur au service du capitalisme». C’est sous pression de la National City Bank, l’ancêtre du géant bancaire Citigroup, et d’autres acteurs importants de Wall Street que Washington prend le contrôle d’Haïti et de ses finances, comme le révèlent les décennies d’archives, de rapports financiers et de correspondances diplomatiques que The New York Times a consultés. Les États-Unis sont la puissance dominatrice en Haïti au cours des décennies suivantes : ils dissolvent son parlement manu militari, exécutent des milliers de citoyens et expédient une grande partie des revenus du pays à des banquiers à New York. Pendant ce temps, les paysans qui travaillent à les enrichir vivent au seuil de la famine. Haïti retire tout de même quelques bénéfices tangibles de l’occupation américaine, estiment les historiens : construction d’hôpitaux, 1 200 km de routes et une fonction publique plus efficace. Mais à quel prix : les Américains établissent le travail forcé pour la construction des routes. Les soldats américains, non contents d’attacher les Haïtiens avec des cordes et de les faire travailler sans rémunération, tirent sur ceux qui tentent de fuir.

Emmanuel Saintus

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