Les élections vaille que vaille, bouyi-vide, n’auront définitivement plus lieu en cette fin d’année 2021. Le Premier Ministre de facto en a convenu et, après avoir «remercié» le CEP en fonction, il est actuellement à pied d’œuvre pour en constituer un autre, plus consensuel, plus crédible aux yeux de la population et des partis politiques dans leur très large diversité et multiplicité. En tout cas, c’est l’objectif sur lequel il a résolument mis le cap, ces derniers jours.
Des correspondances en ce sens ont été transmises par la Primature, ces derniers jours, à plusieurs groupements ou organismes, dans le but de constituer une banque de candidatures, à partir de laquelle seront choisis les futurs membres d’un Conseil Électoral Provisoire, un énième qui aura la charge de réaliser, à terme, les futures élections. Mais nous sommes encore bien loin de cet objectif. Parmi les organismes sociocommunautaires et de défense de droits humains sollicités pour proposer trois candidatures potentielles chacun, on cite: le Sant Karl Lévêque (SKL) et le Regroupement des Organismes Nationaux de Droits Humains (RONADH). Les directoires de ces organismes auraient jusqu’au 13 octobre pour y répondre. Des contacts du même genre auraient été établis avec les représentants issus des secteurs suivants : la Conférence Épiscopale d’Haïti (CEH) et l’Église Épiscopale, les cultes réformés, le secteur vodou, les associations de patrons de presse (ANMH et AMI), les organisations féministes, la Conférence des Recteurs d’Université; les organisations paysannes, la diaspora. Pour le moment, rien n’a encore filtré de ces présumés contacts ni de la réception qui leur aurait été réservée de la part de ces organismes, groupements et institutions ciblés par la Primature. Mais le P. M. est pressé de répondre à un calendrier dont les échéanciers sont contraignants. En principe, selon l’Accord politique dont le Premier Ministre de facto est cosignataire, la formation d’un nouveau gouvernement devrait précéder celle du nouveau CEP. Cela ne semble pas l’avoir empêché de travailler activement à cette dernière. C’est qu’il est passablement plus difficile de mettre sur pied un nouveau cabinet ministériel de consensus, particulièrement pendant qu’on travaille encore à élargir ce consensus à un autre groupe ayant des revendications plus exigeantes encore ou un peu différentes. De deux choses l’une: ou bien l’on devra modifier l’Accord déjà obtenu, pour accueillir et satisfaire les nouveaux adhérents, avec le risque de perdre quelques joueurs déjà sur le banc, ou bien les signataires de l’Accord de Montana, qui s’y rallieraient, le feraient en jetant du lest pour rentrer dans les rangs. Mais tout cela aura un prix et l’addition sera plus ou moins salée pour tout le monde, quel que soit le cas de figure. Alors, Ariel Henry pense faire de son mieux, en espérant éviter le pire. Il continue à avancer les pions. Ce faisant, il modifie progressivement les perspectives, les horizons politiques et espère obtenir des répercussions effectives sur le terrain.
Entre-temps, des ballons d’essai se gonflent et se dégonflent comme des baudruches. La sortie pétaradante du Général Hérard Abraham en fut une. Son appel solennel à la Nation, qui se voulait un cri de ralliement, est tombé comme une feuille morte en saison d’automne, sans bruit ni effet. C’est que le Général n’a de troupes que dans ses rêves brumeux. Jadis, il eut commandé un autre de ces coups d’État militaires dont les FAD’H étaient friandes. Mais cette institution en avait tellement abusé qu’elle s’est entièrement consumée à ce jeu-là. Et le phœnix qui renaît de ses cendres a plutôt l’air d’un canard boiteux, sans panache, qui se contente de faire coin-coin. La percée «louverturienne» du Sénateur Joseph Lambert, comme l’eut dit le professeur Lesly Manigat, en fut une autre, sans effet et sans suite, pour le moment. Il se voyait Président Provisoire de la République, coopté par ses pairs, les Honorables membres du tiers du Sénat encore en poste. Mais la cérémonie d’installation n’a pu avoir lieu, perturbée qu’elle fut par la sérénade tonitruante des armes des bandits qui infestent la Capitale. Je ne sais pas si vous avez eu vent d’une autre plateforme, sortie de terre, vendredi dernier: le CESOC ou Comité de pilotage des Citoyens Engagés pour une Sortie de Crise, représenté par les anciens députés Vasco Thernelan, Jean Wyler Jean, Jean Wilson Hippolithe et le pasteur Thomslay Budlaire Laguerre. Tous ces ballons sont lancés, tout à coup, dans notre paysage, assez opportunément, en même temps que surviennent des visites en cascade de nouveaux émissaires américains pour tâter le terrain. On ne sait jamais sur qui ils pourraient jeter leur dévolu et ainsi favoriser la fortune de l’un ou de l’autre de nos ténors. Alors, on se bouscule pour prendre la parole, pour ne pas dire grand-chose de nouveau, dans les faits. Juste pour que le monde sache qu’on est là également, pour se faire remarquer dans certains milieux.
Il y a aussi que Mme Michèle Sison, l’Ambassadrice des États-Unis, en fin de mandat, s’en va finalement, planter sa tente ailleurs. On serait tenté de s’exclamer: grand bien nous fasse! Toutefois, nul ne sait ce que nous réserve l’avenir, ni sur quel autre larron, pire encore que celui-ci, le pays peut tomber, car la faune politico-diplomatique américaine regorge de ces spécimens que l’on croyait disparus mais qui persistent et résistent au passage du temps et de l’Histoire. Ce sont des dinosaures qui ne se donnent même plus la peine de paraître respectueux de formes et de normes, de civilité et de respect de conventions. Des fossiles qui s’en fichent carrément et qui, dans certains cas, crachent, sans vergogne, leur état d’âme cruel et leur mépris fétide à qui ils veulent. À leurs interlocuteurs, il revient alors la tâche de s’en accommoder, un peu comme on fait vis-à-vis de Trump ou de Biden. Sur le point de partir et de nous débarrasser de sa présence, Mme Sison vient de découvrir que l’insécurité au pays, plus particulièrement dans la capitale et ses environs, était parvenue à une phase critique et que la PNH n’a pas les moyens d’y faire face. Mon Dieu, Jacques II de La Palice n’aurait pas dit mieux. À cette étape aussi avancée d’insécurité publique et d’incapacité de nos forces policières, il est évident que cette institution et notre pays ont grand besoin d’une aide tactique et opérationnelle sur le terrain, pas seulement de conseillers techniques. Est-ce bien cela que compterait faire Mme Uzra Zeya, l’émissaire américain de passage cette semaine au pays pour consultations, ou bien le nouvel Ambassadeur pressenti, de retour au pays, en la personne de Kenneth Merten. Ce dernier est déjà bien affranchi et a des liens établis dans nos cercles politiques, en hauts lieux. Si je me souviens bien, c’était bien lui qui avait découvert que Martelly était un Haïtien, en avril 2012, cassant ainsi la cabale menée, à grands bruits, par le bouillant sénateur Moïse, l’autre Moïse, Jean-Charles, celui-là. Il légitimait ainsi le poulain de Washington, dont les assises au pouvoir étaient encore branlantes, et évacuait, du même coup, la question lancinante et politiquement chargée de la double nationalité de Michel Martelly, ce qui l’aurait disqualifié en tant que président, selon notre Constitution. Donc, à moins d’un revirement soudain et inattendu, il ne faudrait pas trop s’attendre à des changements substantiels de la politique générale des États-Unis par rapport à Haïti.
Les maîtres-mots dans cette conjoncture restent, cependant, les mêmes qu’avant: seule une mobilisation intelligente et stratégique de la population haïtienne lui permettra de forcer un retour à la normalité, et cela ne se fera pas sans heurts. Celles et ceux qui sont accrochés à la mamelle nourricière du pays, ces aloufa, ne dégageront pas des allées du pouvoir, de bonne grâce. Ils ont pris le soin, avec la complicité de pays étrangers, de disséminer des armes et de susciter la formation de gangs, à dessein. Ils n’abandonneront donc pas en si bon chemin. À moins qu’ils ne soient forcés de le faire ou qu’ils ne s’entredéchirent suffisamment entre eux pour devenir assez affaiblis, pour être ensuite emportés, à leur tour, par un éveil populaire. Mais avant que ne surviennent de tels changements, il faut balayer les espaces de pouvoir disponibles et les reconquérir à la pièce, patiemment.
Il est possible qu’en cours de route, la population soit acculée à des actes d’auto-défense, à la constitution de brigades de sécurité des quartiers, qui prennent charge de leurs secteurs de vie et établissent des périmètres de sécurité localisés. Si telle devenait la situation, il faudrait craindre forcément certaines situations extrêmes. Des bandits capturés ou des présumés kidnappeurs, attrapés par la population, ne pourront pas toujours profiter de la présomption d’innocence, du respect de leur intégrité physique et des règles d’habeas corpus, d’ailleurs largement ignorés par notre système de justice en faillite avancée, alors que plus de 70% de nos prisonniers n’ont pas été jugés et excèdent de beaucoup le délai prescrit pour leur détention préventive ou leur garde à vue.
Il faut espérer que l’Accord, paraphé par Ariel Henry et des instances politiques diverses, fonctionne et donne des résultats patents. Il faut espérer que l’application de cet Accord, bien que loin d’être parfait, aboutisse à des améliorations concrètes et significatives, assez, tout de même, pour changer la donne, pour stopper la dérive. Car personne d’autre ne viendra à notre rescousse, je le crains fort. Le reste de l’Amérique se contentera de nous retourner nos «boat people», par avions, par bateaux, par autobus, pleins à craquer de nos ressortissants après avoir bravé les pires dangers, subi les pires traitements et les vexations des plus déshumanisantes dans les pays frères de ce continent. Il faut prendre les petites victoires, une à la fois, et ne pas trop dédaigner celles qui peuvent nous paraître insignifiantes aujourd’hui, pendant que nous avons les yeux rivés sur le grand portrait dont les défis nous paraissent insurmontables, pris tous ensemble. Vivement, j’attends les autres dominos à tomber pour amorcer et continuer la cascade en série. Vivement, un autre CEP bien que provisoire et imparfait. Vivement, un autre cabinet ministériel, intérimaire et pas nécessairement optimal. Vivement la libération des prisonniers politiques et l’audit de DERMALOG. Et puis, qui sait, peut-être un peu moins d’embûches sur la voie du retour à la normalité constitutionnelle, à la vie normale tout court, pour une population aujourd’hui aux abois.
Pierre-Michel Augustin
le 12 octobre 2021