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Un pas de trop dans l’anarchie

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Mine de rien, le pays vient de passer à une étape significative dans la dégradation générale de la situation de sécurité. Il est vrai que nous sommes aujourd’hui familiers avec l’insécurité qui sévit impunément au pays, et cela, depuis déjà quelque temps. Des rapts, des vols, des meurtres, des demandes de rançon, des massacres même, à répétition et sans aucune réaction de l’État et des forces de l’ordre: nous sommes habitués à ces genres de traitement. On les dénonce, on les condamne, on les réprouve mais on ne fait rien pour stopper cette descente aux enfers. La dernière fois que les forces de l’ordre ont tenté quelque chose, cela s’est terminé par une débandade qui a coûté la vie à cinq policiers, la perte de deux blindés, des armes et des munitions abandonnées par la PNH, mise en déroute par les bandits de Izo, dans le Village-de-Dieu. En plus des cadavres des policiers tombés en devoir, la PNH et l’État haïtien ont laissé, dans cette aventure, leur honneur et leur réputation qu’ils n’ont pas encore pu recouvrir, ni l’un, ni l’autre, jusqu’à ce jour.

C’est dans ce contexte que les bandits sont devenus de plus en plus hardis et arrogants, au point de séquestrer un pasteur et des fidèles, en plein culte, à Diquini, le tout diffusé en direct sur les réseaux sociaux. Mais là encore, nous étions entre nous. On égorgeait les nôtres, on assassinait les nôtres, on kidnappait les nôtres. De loin, on pouvait encore être, disons: «préoccupé», «concerné» par la situation. Mais maintenant, la donne a changé. Les 400 Mawozo, ce gang de la zone de Croix-des-Bouquets, ont frappé un coup terrible et affreux. Ce dimanche 11 avril, ils ont enlevé un convoi de religieux et de leurs proches qui se rendaient à l’installation d’un nouveau curé. De ce groupe, on compte deux ressortissants français. Depuis lors, la nouvelle passerait en boucle, parait-il, sur les chaînes de nouvelles en continu en France. Les médias publics canadiens et américains redécouvrent nos horreurs et en parlent un peu. Certes, on n’a pas oublié la Birmanie et l’Ukraine, mais Haïti reprend du galon dans les nouvelles outre-mer, pour les mauvaises raisons, comme à l’accoutumée.

Les informations sur ce kidnapping de grande envergure rapportent les faits suivants. Les Pères Evens Joseph, Michel Briand, ce dernier de nationalité française, Jean Nicaisse Milien, Joël Thomas, Hugues Baptiste, étaient accompagnés de deux (2) religieuses : Sœur Anne-Marie Dorcélus, Sœur Agnès Bordeau, de nationalité française. Ils allaient assister à l’installation du Père Arnel Joseph, comme Curé à l’église Immaculée de Galette Chambon, à Ganthier. Dans ce convoi, il y avait également Mme Oxane Dorcélus, la mère du nouveau curé, Mlle Lovely Joseph, sa sœur, et M. Welder Joly, son parrain. Selon le Père Loudger Mazile, porte-parole de la Conférence Épiscopale d’Haïti, le gang appelé 400 Mawozo, qui sévit dans cette région, se serait emparé de ces personnalités et réclamerait 1 million de dollars américains pour leur libération. Jusque-là, il n’y avait pas beaucoup de houle sur cette mer tranquille. Les kidnappings, après tout, ce n’est pas nouveau en Haïti. Cette fois-ci, dans la cohorte des otages, il y a des prêtres catholiques, des religieuses catholiques mais, de surcroît, deux ressortissants français. Alors là, c’est un comble. Monseigneur Pierre-André Dumas, oui, une des chevilles ouvrières de Religions pour la Paix-Haïti, dont certains s’inquiétaient de sa non-participation à la nouvelle tentative de médiation de cette institution, monte aux barricades et déclare: «c’en est trop. L’heure est venue pour que ces actes inhumains s’arrêtent». La Conférence Haïtienne des Religieux (CHR) n’est pas en reste. «Lesdits responsables de ce pays, tout en s’accrochant au pouvoir, sont de plus en plus impuissants et tout autant inexistants, si nous considérons la responsabilité d’un pouvoir établi, selon les normes qui régissent une Nation. Nous n’en pouvons plus». Le monde religieux est profondément bouleversé et je parie que l’affaire ne restera pas sans suite. Il ne faut pas sous-estimer les capacités du Vatican, lorsqu’on s’attaque à ses membres. Et je ne parle pas de la force de la prière et de la méditation. Car, même si la foi peut faire bouger des montagnes, le Vatican ne misera pas exclusivement tous ses espoirs sur ce puissant moyen.

Mieux encore, le Quay d’Orsay n’est plus seulement «préoccupé» par la situation. Il fait bien plus que la déplorer. Sans trop de bruit, il met sur pied une cellule de crise qui se penche sur la question. En France, lorsque de telles dispositions sont annoncées publiquement, il y a généralement des gestes bien plus concrets en cours d’évaluation, et pas seulement de la cogitation intellectuelle en circuit fermé. Entre temps, sur les réseaux sociaux, plusieurs membres des 400 Mawozo paradent fièrement et étalent leurs armes et leurs munitions. Ils paraissent prêts à en découdre avec n’importe quelle force qui voudrait les affronter. Sans doute qu’ils pensent pouvoir répliquer l’exploit, à leurs yeux, de leurs comparses du Village-de-Dieu. Et l’État haïtien ne dit mot. Et la Police se tient à carreau. Et l’armée de Jovenel s’évapore, comme la rosée du matin aux premiers rayons de soleil.

Du coup, les autorités américaines renouvellent leurs avis aux voyageurs à destination d’Haïti. Elles déconseillent fortement, à ses citoyens et à ses citoyennes, tout voyage non absolument nécessaire en Haïti, en raison de l’insécurité grandissante, des nombreux cas de kidnapping etc. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, à part des représentants de la France qui s’inquiétaient de la situation d’insécurité, pour la tenue éventuelle d’un soi-disant référendum constitutionnel, suivi des élections, presqu’à tous les niveaux, leurs Excellences du CORE Group, tout particulièrement les représentants des États-Unis et de l’OEA, ne juraient que par le dialogue inter-haïtien entre les protagonistes de la crise et estimaient tout à fait réaliste de tenir ces exercices dans cette atmosphère de violence létale et indiscriminée. Je les soupçonne même de télécommander cette initiative tardive de Religions pour la Paix – Haïti, d’entreprendre ces énièmes démarches de médiation politique, publicisées récemment, sans la participation de Mgr Dumas qui n’a pas voulu rejouer, semble-t-il, dans ce scénario.

Maintenant, face à cette situation, il adviendra certaines conséquences que j’essaie un peu d’anticiper. Pourtant, l’actuel gouvernement de facto avait déjà déclaré avoir éliminé ce gang qui sévit dans cette zone et qui avait criblé de balles un bus qui emmenait des passagers en République Dominicaine. Certains, parmi les passagers, avaient même subi des blessures à cette occasion. Ce nouveau coup d’éclat établit clairement que les 400 Mawozo sont loin d’être hors d’état de nuire, bien au contraire. C’est bien évidemment une épine significative, au pied du gouvernement et de l’État haïtien. Le Premier Ministre de facto, Jouthe Joseph, son cabinet ministériel ainsi que le Président de facto, Jovenel Moïse, devront: soit capituler et payer la rançon pour obtenir la libération des otages, soit ordonner et mener une opération de police d’envergure pour libérer les otages, soit collaborer avec des forces d’intervention militaires ou policières étrangères, pour écraser ce gang et l’éradiquer pour de bon. Aucun de ces cas de figure n’est sans conséquences. Ce n’est pas comme ces deux ressortissants dominicains pour qui, «les autorités concernées» avaient commodément mobilisé les services de Mme Magalie Habitant, comme coursière et médiatrice chevronnée, accréditée auprès des bandits de la région métropolitaine. De même, je ne parviens pas à imaginer le représentant du Saint-Siège à Port-au-Prince, en tête-à-tête avec Mme Habitant, pour négocier la libération des prêtres et des religieuses. D’ailleurs, le poste de Nonce Apostolique en Haïti est actuellement vacant, autant que je m’en souvienne, depuis le départ de Mgr Eugene Martin Nugent, en février dernier. Son remplaçant, dans l’intérim, va avoir bien du pain sur la planche.

De tous les scénarios envisagés, il ne serait pas étonnant de voir se réaliser celui de l’intervention d’une force mixte, franco-américaine, habituée à ces opérations de commando, pour tenter de libérer ces otages, particulièrement les ressortissants français, si les autorités haïtiennes reconnaissent leur incapacité d’obtenir la libération de ces otages, de quelque manière que ce soit. Bien sûr, les autorités françaises n’admettront sans doute jamais publiquement d’avoir dû payer une rançon pour leur libération. Il ne faudrait pas s’étonner non plus que les États-Unis prennent cette situation comme prétexte à une intervention musclée en Haïti, comme ils l’avaient déjà fait en 1915, après la violation de la Légation française par la population en furie, pour aller arracher le Président Vilbrun Guillaume Sam qui s’y était réfugié. Et l’on connaît la suite de cette période sombre de notre histoire de peuple.

Récemment encore, il a été rapporté que le Premier Ministre de facto, Jouthe Joseph, qui donne souvent, sans filtre, libre cours à sa pensée, déclarait en public: «se rat kay k ap manje pay kay. Si rat kay met dife nan kay la, mwen regrèt sa pou w, w ap boule tou!» Ces propos peuvent paraître anodins ou sibyllins. À la vérité, ils sont lourds de signification et limpides comme de l’eau cristalline. Ces alliés du pouvoir que sont les gangs aujourd’hui fédérés ou non, échappent parfois à son autorité et menace celle-ci ouvertement, en prenant certaines libertés qui le mettent en mauvaise posture. Lorsque Jimmy Cherizier, alias Barbecue, à visage découvert, revendique le massacre récent effectué à Bel-Air, il met à mal ce pouvoir qu’il dit appuyer, en manifestant, les armes à la main, dans les rues de la capitale. Lorsque ce pouvoir n’intervient pas pour protéger la population, que ce soit à Bel-Air ou à Croix-des-Bouquets, il se fait complice de ses alliés qui rançonnent la population. Ainsi, il admet son incompétence et son incapacité à accomplir son premier devoir d’État: celui de garantir la sécurité de la population. Et lorsqu’un gouvernement faillit à cette responsabilité fondamentale, il n’a plus sa raison d’être, plus aucune légitimité.

En laissant les bandits opérer sans encombre sur son territoire et y menacer la vie de citoyens haïtiens et étrangers, le gouvernement haïtien, le Président en premier, mais aussi tout le cabinet ministériel qu’il préside, ont abdiqué leur responsabilité première, face à la nation et face au reste du monde auquel il garantit, par des traités internationaux, la sécurité de ses ressortissants, lorsque ceux-ci transitent sur notre territoire, dans le respect de nos lois. Aujourd’hui, en raison de ses alliances avec des bandes criminelles qu’il a fortifiées, le pays risque de subir une intervention étrangère qu’on pourra justifier, en alléguant l’anarchie et le crime qui ont cours impunément sur notre territoire et qui menacent, chez nous, la vie et la sécurité des citoyens étrangers, mais aussi celles de notre population qui n’a pas les moyens efficaces de se défendre et de se protéger contre les bandits légaux du pouvoir en place ou illégaux des gangs criminels, disséminés à travers le territoire national.

Pierre-Michel Augustin

le 13 avril 2021

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