Ce n’est jamais aisé d’analyser un document budgétaire national. Il englobe tellement de paramètres, tellement de mesures, qu’on est pratiquement assuré d’en rater quelques aspects, souvent très importants pour des secteurs auxquels on ne prête pas toujours toute l’attention qu’il faudrait. Aussi, est-il heureux que des experts dans le domaine, les économistes Camille Chalmers, Kesner Pharel, Énomy Germain et Etzer Émile, entre autres, en aient fait le tour. Ce sera autant d’aspects techniques que je n’aurai pas à essayer d’aborder, dans cette réflexion. Ce défi est d’autant plus grand lorsque cet exercice est réalisé par un simple citoyen, comme c’est le cas pour moi. En effet, je réalise ce texte sans aucune prétention d’expertise quelconque mais simplement armé de l’intérêt d’une personne concernée et préoccupée par l’avenir du pays et qui tente de comprendre les défis que ce budget viserait à relever.
En résumé, le Budget Rectificatif 2019-2020 projette un montant de 198,7 milliards de gourdes de revenus et de dépenses, soit une augmentation de 53,057 milliards de gourdes, par rapport au budget de l’exercice précédent, reconduit intégralement en octobre dernier, pour cet exercice. Cette augmentation des revenus proviendra essentiellement de prêts à l’interne:
- 25,7 milliards de gourdes en Bons du Trésor à émettre et
- 30,18 milliards de gourdes d’emprunt à obtenir de la BRH.
En plus, toujours dans la rubrique des financements internes, le budget prévoit près de 10 milliards de gourdes (9,674 milliards exactement) en tirages sur emprunts et 6,664 milliards de gourdes provenant d’autres sources de financement toujours internes. Bref, le budget nous annonce, globalement, un déficit réel de 72,29 milliards de gourdes qui sera financé par la BRH, par des acheteurs locaux de Bons du Trésor et par des tirages sur emprunts. Le ministre des Finances table sur des recettes de 25,7 milliards de gourdes en vente de Bons du Trésor à des acheteurs locaux, mais il ne mentionne pas les taux d’intérêts que porteront ces Bons du Trésor. Si jamais ce budget devait se réaliser intégralement, à mon point de vue, le pays se trouvera à creuser un autre déficit record, cette fois de l’ordre de 72,29 milliards de gourdes, d’ici au 30 septembre prochain.
À quatre mois de la fin de l’exercice financier en cours, il est opportun de se demander si le dépôt de ce document était vraiment pertinent. Il importe néanmoins de se rappeler qu’un budget rectificatif est un document d’étape, qui intervient pour corriger un budget de départ dont les résultats risquent d’être grandement différents par rapport à ceux qui avaient été projetés initialement. À cet égard, il paraissait tout à fait justifié de rectifier le tir, de pondérer les attentes de la population et de la communauté économique et financière du pays, par rapport au budget initial. Quels que soient les résultats anticipés, au moment de sa présentation et de son adoption, il était devenu évident que ceux-ci ne seraient plus au rendez-vous, en octobre prochain. Par conséquent, il était opportun de corriger les projections de dépenses et de revenus envisagés pour l’exercice afin qu’elles soient le plus proche possible de l’actuelle réalité. Encore faudrait-il que ces écarts soient d’une certaine importance pour justifier la présentation d’un Budget Rectificatif, à quatre mois de la fin de l’année budgétaire. Là encore, c’est plus que le cas.
Tout d’abord, il convient de rappeler que le budget en cours n’était pas un budget élaboré précisément pour cet exercice. Si l’on se souvient bien, le gouvernement a. i., au timon des affaires au début de cet exercice, celui dirigé par le Premier Ministre a. i. , Jean-Michel Lapin, n’avait pas pu convaincre le Parlement de ratifier le budget qu’il avait proposé, de sorte que celui de l’exercice antérieur, 2018-2019, avait tout simplement été reconduit pour l’exercice 2019-2020. Soit dit en passant, le budget de l’exercice 2018-2019, lui, également, avait subi le même traitement, de sorte que, dans les faits, c’est encore le Budget 2017-2018 qui s’appliquait cette année, même si les conditions financière, économique, politique et sociale du pays étaient devenues très différentes et très dégradées, par rapport à ce que vivait le pays, il y a bientôt trois ans. Signalons que toute cette paralysie parlementaire survenait, en dépit du fait que le gouvernement disposait d’une confortable majorité dans les deux Chambres de la dernière législature. Et si l’on considère les écarts majeurs, déjà entre les prévisions budgétaires d’il y a trois ans, mal adaptées à la période pour laquelle elles étaient destinées, un Budget Rectificatif, même à cette étape tardive de l’exercice en cours, n’était plus tout à fait une coquetterie. Il s’imposait même. Alors, à la question relative à la pertinence de la présentation de ce Budget Rectificatif, la réponse est un: OUI, sans hésitation.
Mais, en filigrane, avec ce Budget Rectificatif, le Gouvernement nous annonce qu’il aura perdu définitivement les contrôles économiques du pays, d’ici la fin de cet exercice. Sans la création de nouveaux chantiers de développement, sans le redémarrage de l’agriculture, sans l’électrification promise, il parviendra néanmoins à creuser un autre déficit record. Il nous annonce aussi, à mots couverts, que la gourde tombera en deçà d’un plancher de 125 gourdes pour un dollar américain. Les signes sont patents. Déjà, en dépit de l’effondrement des cours du pétrole, en ce début d’été, nous sommes plongés dans une rareté de ce produit stratégique. Alors, au pic de l’été, si jamais les cours recommencent à grimper, qu’en sera-t-il, lorsqu’il nous faudra débourser des dollars que nous n’avons pas pour nous en procurer? À l’approche de l’hiver, avec les besoins de chauffage dans les pays nordiques, il est presque sûr que les cours des produits pétroliers vont remonter. Et avec les subventions indiscriminées, pratiquées pour les produits pétroliers en Haïti, le budget va certainement encore y goûter.
Par ailleurs, si l’on se mettait à décortiquer toutes les rubriques et tous les postes budgétaires, l’on risquerait de découvrir quelques perles dignes de mention. Par exemple, le Ministère de l’Agriculture devrait être un levier important dans ce gouvernement qui se targue de vouloir redémarrer le développement agricole du pays. Comme tout le monde le sait, les chiffres parlent encore mieux que les beaux discours, quand il s’agit de démontrer effectivement la priorité accordée à tel domaine économique. Dans ce nouveau budget, le Ministère de l’Agriculture s’est mérité des crédits de l’ordre de 1 milliard 566 millions de gourdes, soit une augmentation de 16,743 millions de gourdes par rapport à l’année précédente. Néanmoins, le Bureau du Ministre s’est donné une augmentation de 19 millions de gourdes pour cette année. Il s’ensuit un manque à gagner de 2,223 millions de gourdes qui a tout simplement été déduit de l’enveloppe budgétaire dédiée aux investissements dans le domaine agricole qui passent ainsi de 7 milliards 403 millions de gourdes, à 5 milliards 196 millions de gourdes. Avec tout cela, on n’aura même pas pris en considération le taux de change pour mesurer effectivement la taille de cette enveloppe et son impact en matière d’investissement et d’acquisitions d’intrants, par exemple. Qui dit agriculture implique automatiquement l’achat d’intrants agricoles comme l’engrais, certains pesticides et certaines semences, généralement importés de l’étranger et payés en dollars U.S. Et lorsque le taux de change, passe par exemple de 69,71 gourdes pour 1 dollar US en septembre 2018, à 111 gourdes pour le même dollar U.S. aujourd’hui, point n’est besoin de mettre en exergue combien la valeur réelle de cette enveloppe dédiée aux investissements de l’État, dans le domaine agricole, se sera ratatinée. Elle passe effectivement de 106 millions de dollars US environ, à 46,8 millions de dollars. C’est toute une débâcle pour un domaine prioritaire de ce Gouvernement, n’est-ce pas?
Entre temps, la COVID-19 semble tomber à point nommé pour faciliter le dédouanement financier du Gouvernement auprès de ses bailleurs de fonds internationaux. Pour combattre ce fléau qui a déjà ravagé des pays en Europe et qui a mis à genoux les plus grandes économies du monde, il convenait d’aider les pays les plus vulnérables à surmonter cette épreuve, quitte à fermer les yeux un peu sur leurs déficiences administratives, pour ne dire que cela. Ainsi, cette année, à la faveur de la lutte contre les affres de la COVID-19, le financement externe pour Appui Budgétaire passera à 17,95 milliards de gourdes, soit une augmentation de 127,2%, par rapport à l’appui prévu au budget l’an dernier (7,9 milliards de gourdes). Le problème dans tout cela, c’est qu’il s’agit de promesses de financement. Certaines d’entre elles, sinon toutes ces promesses de financement, sont «conditionnées». L’Union Européenne n’a pas perdu de temps pour ouvrir la marche, à cet égard, et a rendu publiques ces conditions pour verser son aide budgétaire. Le FMI a déjà joué au «filalang» avec sa promesse de financement budgétaire également conditionnée, lors des précédents exercices financiers. Nous avons encore en mémoire les promesses mirobolantes après le tremblement de terre de 2010 qui ne se sont jamais pleinement matérialisées. On peut certainement inscrire cet appui budgétaire aux livres, à titre de projection. On refera les comptes au bilan de l’année. Mais de là à les considérer comme des revenus sûrs dont on peut dépendre, il y a une marge que je ne franchirais pas trop vite, compte tenu des expériences récentes et des difficultés avec lesquelles le Gouvernement devra composer. Je ne suis pas certain qu’il pourra satisfaire certaines exigences administratives et financières, imposées comme des «conditionnalités» incontournables.
Mais, pendant que nous décortiquons ce document budgétaire et que nous soupesons ses intentions exprimées en chiffres, à travers les crédits alloués à certaines rubriques financières, le Gouvernement nous prépare tranquillement d’autres surprises. Dans son coffre à outils, il dispose d’une variété de moyens, et il en fait ample usage. Coup sur coup, il vient de publier deux décrets: l’un à caractère politique et l’autre à caractère financier. Désormais, les transferts d’argents seront remis en monnaie locale (en gourde) sauf exception dûment mentionnée. Ainsi, les devises fortes seront engrangées par l’État via les banques, et les bénéficiaires de ces transferts devront se contenter d’un montant en gourdes, selon le taux courant fixé par la BRH. Effectivement, de l’avis de plusieurs observateurs, cette mesure pourrait s’avérer efficace pour freiner la chute vertigineuse de notre devise mais cela se fera aux dépens des bénéficiaires directs des transferts de la diaspora. L’autre décret s’attaquait à la carte d’identification et faisait obligation à toutes les citoyennes et à tous les citoyens d’obtenir celle fournie par DERMALOG, dans un délai de 120 jours, sous peine d’une amende salée et/ou d’une peine de prison. Toutefois, dans sa hâte, le Gouvernement a tellement fagoté le document, qu’on a dû le rappeler de toute urgence, pour refaire la copie. Une vraie honte. Mais il est clair que pendant que le Budget nous égare dans des labyrinthes financiers, sur le terrain, le Gouvernement avance ses lignes politiques et administratives. Politiquement, sous réserve de la nouvelle formulation du décret relatif à l’obligation de détenir la nouvelle carte d’identité, en prévision des élections qu’il souhaite tenir dans un avenir encore incertain, il resserre son contrôle sur l’électorat effectif à pouvoir voter, lorsque le peuple sera appelé à aller aux urnes. Administrativement, il se donne les moyens pour une captation plus efficace de la manne de devises fortes, expédiées par la diaspora pour aider la parenté vivant au pays. On va troquer des gourdes pour les dollars issus de ces transferts, à un taux mieux réglementé par la BRH, donc par l’État.
Le Budget Rectificatif de juin 2020 est certainement un exercice intéressant. À mon humble avis, il s’agit d’un ballon d’essai, en prévision du budget de 2020-2021 à venir. Le Gouvernement va probablement prendre note de certaines des réactions publiées par les observateurs intéressés qui se sont exprimés sur ce document. La communauté des économistes a donné son verdict. Certains d’entre eux le pensent un budget «honnête». D’autres soulignent à grands traits quelques incohérences et souhaitent, notamment, la fin des subventions au secteur énergétique, sans prendre nécessairement en considération tous les contrecoups que cela engendrerait. Même le Département d’État américain y a mis son grain de sel. Dans un rapport récent, intitulé: 2020 Fiscal Transparency Report, le Département d’État américain épingle Haïti et plusieurs autres États pour n’avoir pas fait de progrès significatifs, selon son évaluation pour la période se terminant au 31 décembre 2019, en matières administrative et de transparence financière. Une section entière est consacrée à l’analyse de la situation en Haïti. Assez bizarrement, l’un des éléments pris en considération, de façon notoire, c’est l’absence de lois et de règlements relatifs aux mines, aux procédures pour en acquérir les droits et aux redevances exigées de ses détenteurs qui semblent le plus faire tiquer les Américains. Je parierais que Mme l’Ambassadrice des États-Unis, à défaut de notre ambassadeur à Washington, a dû faire parvenir une copie de ce rapport, à qui de droit pour les suites utiles. Il faudra surveiller ce gouvernement pour qu’il ne troque pas un appui à ses démarches et visées politiques contre des contrats de cession de notre sous-sol à des entreprises étrangères, sous prétexte d’une conformité à des diktats étrangers. On a déjà vu comment il a vendu son allégeance dans le dossier du Venezuela. Il ne faudrait pas se surprendre qu’il fasse un bradage en règle de notre sous-sol, pour une bouchée de pain et un appui politique qui le conforterait dans sa velléité de se maintenir au pouvoir, à tout prix, jusqu’en 2022, jusqu’à la passation du pouvoir à celui qu’il le lui avait prêté, en attendant son retour.
Pierre-Michel Augustin
le 23 juin 2020