Dans ce petit pays, le temps prend des allures de cavalcade, à l’occasion. Il se passe tant de choses, tant de mauvaises nouvelles tombent à la fois sur le pays, qu’un observateur a parfois de la difficulté à garder le focus et à les monitorer toutes, en même temps. Le paysage dévasté n’a plus besoin de pansement pour cacher ses plaies. Il y en a tellement qu’on a peine à les voir, chacune distinctement.
Il a plu un peu sur Port-au-Prince, la semaine dernière. Cette pluie providentielle était attendue et souhaitée sur les plaines et les montagnes du pays. Leurs habitants, principalement des agriculteurs, avaient sarclé leur lopin de terre, à grand peine, à l’aide de houes, de pics, de machettes et de kouto digo. À la dure, à l’ancienne, ils l’avaient préparé pour la semence et ils attendaient la pluie, pour bénir leur ouvrage et faire pousser les grains laborieusement mis en terre, fragiles espoirs de récoltes à venir. Il a certainement plu un peu ailleurs sur nos plaines et sur certaines de nos montagnes dénudées. Mais il a aussi plu pas mal sur Port-au-Prince, la capitale dont on ne vide plus les détritus qui s’en vont obstruer les canaux, les rigoles et les caniveaux. Alors, le Bicentenaire, surtout dans la zone cuvette du Théâtre National, se transforme en une Venise sordide et triste, sale et sans gondole. Les gens à pieds rasent les clôtures et s’y accrochent pour ne pas tomber dans ces eaux immondes qui s’écoulent vers la baie de Port-au-Prince. Ce spectacle désolant d’une capitale enguenillée, ne retient plus l’attention de grand monde. On y est devenu insensible, à force d’habitude. Le Maire, Youri Chevry, ne dit plus mot et cela ne trouble plus son sommeil de juste. S’il en est ainsi, c’est que, fatalement, tel cela devait être. Et on n’y peut rien, de toute façon ce serait peine perdue, semblent penser nos autorités.
La semaine dernière, le haut fait d’armes de l’État, c’était le retour annoncé, avec fanfare, du Premier Ministre, Jouthe Joseph, dans ses bureaux officiels, sis au Bicentenaire. Cela faisait des mois que l’État avait pris la poudre d’escampette devant la furie incontrôlée des gangs de cette zone. Aux Bos Pent et Ti Bobo, ces caïds politiques d’autrefois, ont succédé d’autres terreurs aux noms fleuris, au goût du jour. Ils s’appellent aujourd’hui Izo-5 segond, Ti Je, Bout Jeanjean, Kiki, Tèt Kale alias Junior Décimus, Ti Kenken, Barbecue alias Jimmy Cherizier, Arnel Joseph, elatriye. Ils imposent leur loi aux résidents incapables de fuir et font décamper nos braves autorités qui prennent alors d’assaut les hauteurs du Morne l’Hôpital pour se réfugier dans ses quartiers huppés: Pétion-Ville, Vivy-Mitchell, elatrye. Montagne Noire grouille de cette nouvelle faune qui n’hésitera pas à prendre les grands moyens pour s’approprier, même indûment, les biens d’autrui qu’ils convoitent, sans vergogne, surtout lorsque leurs détenteurs légitimes font la sourde oreille à ces tortionnaires et refusent de déguerpir pour leur laisser la place. Mais, au fait, le Premier Ministre, s’était-il bien rendu à ses bureaux officiels, au cours de la semaine, comme il l’avait annoncé avec faste? Il est vrai qu’il était passablement occupé à déminer le terrain piégé, ce guêpier dans lequel il était allé se fourrer tout seul. Pour lui, être chef de gouvernement, cela veut dire parler très fort, quitte à dire n’importe quoi, sur n’importe quel sujet, devant n’importe qui, au risque de se faire enregistrer pour la postérité. C’est aussi s’emporter au gré de ses humeurs changeantes et déverser son fiel, avec force jurons et beaucoup d’épithètes disgracieux
Un autre haut fait d’armes, c’était l’arrivée d’une autre cargaison de matériels pour combattre le coronavirus. Cette fois-ci, il a fallu se contenter de la présence de la Ministre de la Santé Publique et de la Population, Dr Marie Greta Roy Clément, et du Directeur Général de cette institution, pour accueillir envers ses cibles malencontreuses, quitte à devoir s’en excuser, quelques jours plus tard, et perdre un peu la face. De toute façon, il n’y perdra pas gros. le précieux stock. Sans doute que le Président devait présider à des affaires encore plus urgentes et d’importance plus significative pour le devenir de la nation. En effet, il lui fallait trancher dans ce dossier de trop sur son bureau. La famille Tèt Kale ne partage pas la même idée concernant l’avenir de ce Premier Ministre gaffeur qui n’arrête pas de multiplier des déclarations intempestives, les unes après les autres. On ne s’accorderait plus sur son maintien à la Primature. D’ailleurs, lui-même, il ne voit pas comment il a pu échouer dans cette galère ni ce qu’il y fait encore. Il le dit tout net, ce pays n’existe pas. Alors que peut-il bien faire dans une Primature délocalisée, casi itinérante, sans adresse fixe?Autant lever les feutres et passer à autres choses, plus… réelles. C’était sans doute l’une des hautes préoccupations auxquelles devait réfléchir notre Président.
Avec tout cela, on n’aura pas vu le temps passer. De sorte que le 217e anniversaire de notre Bicolore est presque passé inaperçu. Bien sûr, le Gouvernement de la République, avec à sa tête le Président, s’était donné rendez-vous pour les discours de circonstance. Toutefois, le cœur n’y était pas, c’était évident. Le Président a eu beau répéter ses diatribes contre le «petit groupe» qui garde jalousement le «petit reste» et l’accès à la «mamelle de la vache» que sont devenus le pays et ses ressources, il ne convainc plus personne, pas même lui, et surtout pas cet oiseau, un paon, d’après le cri assez particulier, qui paraissait prendre un malin plaisir à ponctuer certains passages du discours présidentiel, comme autant de protestations d’un chahuteur déguisé en ce beau volatile. La mairesse de l’Arcahaie ne lui a pas remis certaines vérités au visage, comme l’an dernier. Du moins, je n’en ai pas eu écho, comme ce fut le cas l’an passé.
Faut-il croire pour autant que le ciel politique d’Haïti est devenu serein, tout à coup? Faut-il penser que nous nous sommes transportés, comme par magie, au temps du «bêchons joyeux, pour le pays, pour les ancêtres»? Rien n’est moins sûr. Il suffit de constater les accusations qui fusent, de part et d’autre, concernant une descente de lieu, accompagné de personnes en armes, qu’aurait opérée l’actuel ministre de la Justice, M. Lucmane Delille, à la résidence de l’ex-sénateur de l’opposition, Nènel Cassy, dans la zone de «Le Lambi», rapporte-t-on. D’ailleurs, le ministre s’en défend à peine. Il confirme même avoir été sur les lieux, non pas pour investir la résidence du sénateur mais pour «dialoguer» avec des jeunes de ce quartier, afin de les dissuader de se laisser utiliser dans un éventuel Peyi lòk, 2e version. Au fait, il pratiquerait tout simplement ce vieil adage: «prévenir vaut mieux que guérir», là où l’ex-sénateur voit une tentative de lynchage politique, voire même une tentative d’assassinat physique. Et, tout bien considéré, M. Cassy n’aurait pas tellement tort de se sentir physiquement menacé. C’est devenu une habitude récemment de menacer physiquement des gens perçus comme des opposants politiques ou des adversaires personnels. L’équipe du RNDDH est dans le collimateur, elle aussi. Après des gesticulations juridiques telles que des convocations puis des mises en demeures, on est passé à la manière forte, sans trop de subtilités. La barrière de l’institution a été, récemment, copieusement mitraillée par de parfaits inconnus bien outillés en armes et en munitions. Le message est on ne peut plus clair. Et personne ne s’y trompe. Le même modus operandi était appliqué dans l’affaire SOGENER. Et puis, après, tout se tasse un peu, une fois l’objectif de «kaponnay», d’intimidation de personnes et d’institutions ciblées, visiblement obtenu. Alors, on passe au suivant et on reprend le même stratagème qui a fait ses preuves auparavant.
La Communauté Internationale lui avait demandé de gouverner. Alors, Jovenel Moïse gouverne, à sa manière. Et la Communauté Internationale s’en estime satisfaite. Du moins, elle en a l’air, puisqu’elle n’y voit aucune matière à objection. Mieux encore, elle a trouvé plutôt matière à récompense. Le 20 avril dernier, le conseil d’administration du Fonds Monétaire International (FMI) a voté une résolution approuvant le décaissement de 111,6 millions de dollars américains, à titre de financement d’urgence pour faire face à la pandémie de COVID-19. L’USAID ne veut pas être en reste non plus. Le gouvernement américain, à travers cette agence, s’engage à verser 13,2 millions de dollars pour contrer ce virus qui a définitivement le dos plus large qu’un «laye», comme chanterait Manno, de regrettée mémoire. L’Union Européenne fait alors une surenchère: elle vote un don de 165 millions d’euros pour Haïti, le 29 avril 2020, toujours pour combattre le coronavirus au pays. La Banque Mondiale, elle aussi, fait un don de 20 millions de dollars pour combattre le coronavirus, en Haïti. «Bay piti pa chich», tout réside dans la bonne intention que traduit ce beau geste. Le conseil d’administration de cette institution avait approuvé cette résolution depuis le 2 avril 2020. Mais il ne faut pas passer, sous silence, un autre don de cette même institution, le 5 mars 2020, au montant de 56 millions de dollars pour «appuyer le développement urbain de la ville du Cap-Haïtien». Alors, faisons le compte: c’est un total de 256,8 millions de dollars que le gouvernement s’apprête à recevoir, dont 200,8 millions alloués pour combattre le coronavirus, en l’espace d’un mois, environ. Tout un chantier en perspective. Si la tendance se maintient, sur une période d’un an, cela fera un peu plus de 3 milliards. Un vrai pactole… L’on comprendra bien ces commandes de matériels, au demeurant, fort utiles pour le pays, pendant que l’État ne peut pas payer ses policiers et ses fonctionnaires publics qui sortent dans les rues ou paralysent des centres administratifs pour réclamer leur dû, souvent des arriérés de salaires de plus d’une année. Encore une autre fois, le pays se trouvera sous la loupe pour démontrer, après coup, une utilisation transparente et judicieuse des fonds qui lui sont alloués par des Agences internationales pour subvenir aux besoins de la population. J’appréhende déjà le tort qu’encourront toutes ces femmes et tous ces hommes de bonne volonté qui ont prêté leur nom et leur réputation aux bons offices de cette Commission multisectorielle de gestion de la COVID-19, lorsque viendra le temps pour nos ministres et nos hauts fonctionnaires de rendre compte de cet argent reçu et dépensé, à quel escient.
Dans les replis du temps, Haïti se drape de plus en plus, un peu comme dans un linceul. L’urgence du moment et notre incapacité à y faire face convenablement nous amènent presqu’à oublier la geste mémorable de nos aïeules et de nos aïeux, de ces fiers va-nu-pieds qui nous ont légué un patrimoine historique digne de notre vénération envers elles et envers eux qui se sont imposé tant de sacrifices. Hier, en ce jour historique de sa création, il y a 217 ans, le Bicolore était presqu’en berne à travers le pays. Il ne claquait pas fièrement et allègrement au vent, et semblait vouloir s’enrouler autour de son mât, comme pour cacher sa tristesse. L’éclat des fêtes d’antan, pour souligner cette date, à grands traits, et la buriner dans l’esprit de notre jeunesse, s’est émoussé, terni par nos déboires collectifs. Nos discours de circonstances deviennent alors comme des hoquets d’un mourant, des soupirs d’un malade à l’agonie, emportés vers des silences d’indifférence.
Pierre-Michel Augustin
le 19 mai 2020