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À la mémoire de mes frères et amis récemment disparus

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Nul ne sait vraiment pourquoi un cœur qui bat, comme un métronome, régulièrement, décide de battre la chamade et de perdre les pédales, une fois, à l’occasion. On ne sait pas non plus exactement pourquoi enfin il arrête, tout net, la cadence à laquelle il nous a habitués, bien avant que nous ayons compris que nous existions. Nul ne sait l’étendue de ce qu’il a, jusqu’au jour où il lui manque quelque chose, que quelqu’un manque à son appel, que seul l’écho de sa voix lui revient en retour, sans porter avec lui la réponse qu’il attend, l’inflexion qu’il devine et qui annonce les humeurs qui colorent la réponse. Nul ne sait vraiment les douleurs qui accompagnent les déchirures d’une séparation, tant qu’on ne l’a pas expérimentée, au moins une fois. Et chaque fois, c’est une révélation inédite qui se renouvelle indéfiniment. C’est comme si la nature, tout comme les virus, s’ingéniait à changer de voilure, à se métamorphoser pour mieux nous confondre et nous subvertir.

Au dehors, la bataille fait rage, le ciel s’obscurcit. La peur au ventre, les humains guettent un virus sournois qui sème la mort à tout vent. La bataille pour la survie se mène maison par maison, famille par famille, quartier par quartier, pays par pays. Dans nos rangs, tombent de temps en temps des soldats que nous croyions invincibles. Ils étaient si forts autrefois et paraissaient l’être encore, malgré des tempes grises et des fronts dégarnis. Mais nos armures cachent toutes une faiblesse quelques parts, un grain de sable qui fait grincer la roue et qui coince un engrenage, quelques parts. Nos doctes interprètes cela appelle cela une «comorbidité». Mais ce sont de simples bagages que nous amassons tous, au cours de notre vie, et qui finissent par peser lourd dans l’équilibre de notre santé.

Nous avons quitté notre pays, Haïti, poussés par les difficultés de la vie, certes, mais aussi parce qu’elles étaient singulièrement aggravées par nos méfaits, nos mésactions et nos imprévoyances. Nous sommes partis ailleurs pour recommencer au bas de l’échelle, pour beaucoup d’entre nous. D’autres ont eu la vie plus facile et ont pris le train en marche, dans un temps record. Encore fallait-il qu’ils soient préparés pour faire le saut et atterrir en équilibre, comme des félins adroits. Sans quoi, le tourbillon de la vie nous happe et nous tournons en boucle, sans pouvoir échapper à l’orbite initiale sur laquelle nous avons été catapultés.

Et nous tournons ainsi en boucle, sans nous en rendre compte. Les liens que nous avions tissés à un moment ou à un autre de notre vie deviennent distendus. Certains se rompent, d’autres s’étirent, comme des élastiques. Nos échanges deviennent plus rares, quand ils ne s’arrêtent pas tout net. Au hasard d’un appel, on revit le passé, on ressasse des souvenirs plus ou moins doucereux. La nostalgie des temps passés les peigne de couleurs plus ténues ou plus vives. C’est selon nos humeurs. Aux crimes abominables, on trouve parfois des circonstances atténuantes, et aux péchés véniels commis sans contrition, on ne trouve plus d’excuse. Ainsi, le temps se révèle un chef d’orchestre qui peut changer une valse à trois temps en une marche militaire et un rabòday trépidant en un boléro slow.

Et le temps passe et court, sans nous en rendre compte. La semaine dernière, un ami m’a quitté, sans prendre congé. Et soudain, je me rends compte que j’ai perdu quelqu’un. J’ai perdu un ami, happé par la COVID-19. J’ai compris alors pourquoi il n’avait pas répondu à mon dernier échange sur WhatsApp. Brédy s’en est allé vers d’autres horizons que nous connaîtrons tous un jour. Il a seulement pris les devants, en prenant le dicton tout à fait au pied de la lettre. Mais il n’est pas tout seul à faire le grand saut. Jacques aussi est parti pour ne plus revenir. Il a laissé en plan une discussion animée sur le racisme de certains textes de Kant, qu’il menait de front avec moi pendant qu’il guerroyait fermement contre un coronavirus coriace qui devait finir par le terrasser. Il n’a plus retourné de réponse à mon dernier commentaire. Il a franchi le Rubicon, debout, l’esprit encore vif et acéré, pourfendant tous les prédateurs que portent nos civilisations quel que fût le piédestal sur lequel nos élites les avaient installés. Tous, ils en ont pris pour leur grade avec Jacques, mon cousin préféré. Peut-être qu’il les pourfend encore dans l’éternité.

Mais ce n’était pas fini. Mon chapelet de deuils de la semaine s’égrenait encore jusqu’au petit matin de ce samedi 2 mai. Je le savais dès que j’ai vu l’identité de mon interlocutrice, ma sœur Marie Lourdes, sur l’afficheur de ma radio. Je me suis rangé sur le bas-côté pour ne pas prendre le champ avec une fausse manœuvre. Un malheur est si vite arrivé. Je le savais au fond de moi que Mòy luttait cette fois contre forte partie. Pourtant, à ce que je sache, il n’a pas perdu souvent ses batailles. Petits ou grands enjeux lui importaient peu. Il s’en faisait un point d’honneur. Une fois engagé, il y allait à fond de train. Et plus souvent qu’autrement, c’était lui le gagnant. Il savait aussi choisir ses combats avec soin car il détestait perdre, par-dessus tout. Mais il n’avait pas choisi l’adversaire pour son dernier combat. La COVID-19 s’était imposée à lui. C’était peut-être la seule façon pour elle de l’emporter, la sournoise.

Mozart avait un cœur tendre qu’il cachait bien sous des manières un peu bourrues. C’était sa cotte de mailles pour se protéger des échardes de la vie. Sans doute qu’il avait peur qu’on en prenne avantage. Mais je le connais bien, je l’ai pratiqué assez longtemps pour percer ses mystères. Je parie qu’il en était de même pour ses filles et pour ses petit-enfants, sans parler de sa femme. Le langage du cœur est universel et ne recèle aucun secret pour celles et ceux qui le parlent couramment. Nos enfants le connaissent d’instinct et savent nous prendre par nos côtés tendres, nos points sensibles.

Demain, un nouveau jour viendra et ils ne seront plus là pour nous accompagner, dans nos moments de joie comme dans nos coups de cafard. Mais la terre, invariablement, imperturbablement, continuera de tourner, comme si de rien n’était. Nous aurons sans doute d’autres soucis à résoudre et d’autres évènements à célébrer. Nos petits anges deviendront grands et se souviendront sans nul doute de Papa Mozart. Jacques, mon grand cousin, Jacques Dougé, ne sera plus là pour questionner mes certitudes et pour tenter de les ébranler, à coups de références historiques, puisées dans son érudition particulière. Brédy aussi, Dr Brédy Pierre-Louis Sr, emporte avec lui une partie de nos souvenirs de jeunesse et de notre amitié inébranlable à travers les ans, tricotée depuis les bancs du lycée Toussaint, il y a plus d’un demi-siècle. Je sens déjà le vide de leur départ et le vertige devant l’incertitude que créera leur absence.

Nul ne sait ni comment ni pourquoi se construit une amitié, se tisse ce lien intangible et fort entre des individus pourtant si différents les uns des autres, en âge, en sagesse et en savoir-être. Il existe, on le crée. C’est tout. Souvent, on ne se rend même pas compte de leur importance dans notre vie, jusqu’au moment où l’on perd ces êtres qui nous étaient pourtant si chers mais que nous prenions pour acquis, comme s’ils seront éternellement là, à notre disposition. Mais, au fait, ne le sont-ils pas vraiment? Après tout, ce trésor intangible, je le porte encore en moi, dans ma pensée et dans mes souvenirs. Brédy, Jacques et Mozart me côtoient encore dans mon esprit. Il me suffit de fermer les yeux pour qu’ils peuplent mes souvenirs et jaillissent à mes côtés, comme il y a longtemps, comme s’ils étaient bien vivants.

Bon voyage mon ami Brédy Pierre-Louis. Bonne route vers l’Orient Éternel, Jacques mon grand-cousin. Et que la terre te soit légère, mon frère, Mozart Allen Faustin. Vous avez tous trois bien vécu votre vie parmi nous. Je ne vous oublierai pas, ni demain ni jamais. Paix à vos mânes, mes frères, mes chers amis, et reposez dans l’éternité.

Éric Jean-Marie Faustin

le 5 mai 2020.

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