Je n’arrive pas à croire que les nombreux conseillers du Président ne lui aient pas signalé qu’il s’engage résolument dans une voie qui n’aboutira nulle part. C’est un labyrinthe qui finit dans un cul-de-sac. On s’y perd longtemps, et après coup, on arrive dans une impasse d’où il faudra inévitablement rebrousser chemin. Il n’y a aucune issue favorable dans ce dédale dans lequel s’enfonce le Président, en nommant, unilatéralement, un Premier Ministre dont la personnalité ne fait pas autorité dans le pays et sans l’appui même des plus modérés de ses opposants, paraît-il. Au bout du compte, on aura perdu du temps et beaucoup d’énergie. La situation se sera empirée et il faudra encore plus de temps et de ressources pour la corriger, lorsqu’il aura épuisé tous ses stratagèmes pour rester au pouvoir, contre vents et marées.
La Constitution haïtienne ne prévoit pas le fonctionnement normal d’un gouvernement de facto, mis en place sans l’approbation d’un Parlement. Quand cela arrive, si on doit s’y résoudre, ce ne peut être que pour une courte durée, le temps de corriger la situation et de résoudre un problème ponctuel. L’Exécutif gère le pays, et ses actes sont sanctionnés ou approuvés par un Parlement élu par le peuple. C’est la norme à laquelle nous avons souscrit, en nous engageant dans un régime démocratique, avec la séparation des trois pouvoirs du pays: l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire, chacun fonctionnant en synergie l’un avec les autres, mais ayant chacun ses attributions et ses pouvoirs, sans partage. Fondamentalement, c’est cette règle qui légitimise les actes du Pouvoir exécutif devant la Nation et devant ses pairs dans la Communauté Internationale. Lorsque nous signons des conventions internationales, nous le faisons sur la base de cette règle fondamentale. Lorsque l’Exécutif, qui a le pouvoir, sans partage, de négocier des traités internationaux et des emprunts au nom de l’État, signe une entente quelconque, il le fait sous réserve de la faire ratifier par un Parlement dont le vote tient lieu de la ratification populaire. En dehors de ce processus, l’Exécutif n’engage que lui-même. Il peut toujours essayer de recourir à des stratagèmes plus ou moins astucieux. Au bout du compte, sans Parlement, il se butera à un obstacle qu’il ne pourra pas franchir. Il peut gérer l’État, tant bien que mal. Il peut gouverner par décrets et les mettre en application, par la force. Mais tôt ou tard, il lui faudra se colleter à une réalité incontournable. Un gouvernement de facto ne peut pas durer indéfiniment car il est grandement hypothéqué par un vice originel. Il n’est pas légitimé, par la loi et par notre Constitution, aux yeux de la Nation et à ceux de la Communauté internationale. Et cela, les nombreux conseillers légaux et constitutionnels, tapis dans les couloirs du Pouvoir, plus ou moins officieusement en réserve de la République, ils ne le savent que trop bien. Leur silence approbateur les classe au rang de complices de cette aventure qui débouchera inévitablement sur encore une plus grande complication d’une situation déjà assez inextricable.
Le Président Jovenel Moïse a twitté qu’il avait choisi le citoyen Jouthe Joseph comme nouveau Premier Ministre. Du coup, un autre domino est tombé. Fritz William Michel, un autre Premier Ministre nommé, puis ratifié par la Chambre des Députés mais non reçu par le Sénat (et le terme est faible, mais bon…) lui remet finalement sa démission. C’est la chronique d’un long avortement finalement consommé. Dans la situation actuelle, le nouveau Premier Ministre nommé n’aura pas à subir l’épreuve de la ratification parlementaire, puisque la Chambre des Députés est officiellement caduque. Quant au Sénat, avec dix ou dix-neuf sénateurs, à lui tout seul, je ne suis pas sûr qu’il puisse légitimer un gouvernement. Du coup, M. Jouthe Joseph deviendra d’emblée un Premier Ministre de facto. Pire encore, en dépit des consultations et des palabres interminables entre le Gouvernement et certains opposants, le Président a choisi de faire cavalier seul, dans la nomination de ce nouveau Premier Ministre. Ce dernier n’aura même pas, semble-t-il, l’approbation de l’opposition soi-disant modérée qui avait bien voulu rejouer dans une nouvelle version du film, « un dîner de cons », où elle a servi de faire-valoir au Président qui l’avait alléchée avec la promesse de tout mettre sur la table, y compris la durée de son mandat. Toutefois, au cours des discussions inter-haïtiennes, le Président a semblé retrouver ses esprits pour finalement se raviser et maintenir le cap sur ses positions de départ, sans les changer d’un iota. Lorsqu’on se fait avoir une fois, on dit que la honte échoit au menteur qui n’a pas tenu parole. On peut toujours professer être des gens dont la bonne foi a été bernée. Mais quand cela arrive pour une énième fois, force est de constater que le blâme sied surtout aux indécrottables crédules qui ne peuvent se résoudre à regarder la réalité en face et qui finissent toujours par être le dindon de la farce.
Le tweet du Président accordait un délai de grâce de 48 heures au nouveau Premier Ministre nommé, M. Jouthe Joseph, pour former son cabinet. En d’autres termes, le Président a déjà composé son cabinet ministériel et le nouveau Premier Ministre Joseph aura à peine le temps d’apposer sa signature au bas de la liste pour se l’approprier, un peu comme ce fut le cas avec l’ex-Premier Ministre Céant. Mais une fois cela fait et mené rondement, quels seront les pouvoirs de ce nouveau Premier Ministre de facto ? Quelle sera sa feuille de route officielle? Comment fera-t-il pour raccommoder la déchirure dans le tissu social, entre la population largement opposée au Gouvernement et celui-ci, déterminé à lui enfoncer dans la gorge des mesures et des politiques auxquelles elle s’est opposée violemment, par moments ? Où trouvera-t-il de l’argent neuf pour satisfaire les revendications des policiers, du personnel des hôpitaux, surtout avec l’épidémie de COVID-19 qui rode et menace de frapper, à n’importe quel moment ? Où prendra-t-il l’argent pour stabiliser la gourde qui dégringole vers de nouveaux abysses et pour ralentir le déficit qui grimpe des sommets inégalés au cours de notre histoire contemporaine ? Il est plus que probable qu’il ne pourra compter que sur des moyens endogènes, sur nos propres ressources. Il faudra se serrer la ceinture et payer encore plus, pour moins de résultats. Le policier, mal payé et frustré de ne pas obtenir les promesses qui lui ont été faites maintes et maintes fois, ne courra pas en avant du danger, sous prétexte qu’il avait prêté le serment de protéger et de servir la population. On peut en dire de même pour le personnel hospitalier qui menace à son tour de débrayer et de laisser en plan, une population en quête de services de santé, surtout avec l’annonce d’une pandémie à venir.
Le Président vient de faire la preuve, récemment encore, qu’il est à court d’idées et de moyens pour gouverner le pays, si toutefois il en avait aucunes, dès le départ. Il vient de s’offrir une petite flotte de blindés légers qui n’ont pas passé le test du feu avec succès au Village-de-Dieu, la fin de semaine dernière. Quelqu’un quelque part se serait-il probablement copieusement servi dans ces achats inadéquats que je ne serais nullement surpris. Tout comme, le Président a clairement démontré son incapacité à gérer adéquatement les revendications des policiers. En outre, après avoir repris en main la gestion de centrales électriques, plus grand-chose ne marche dans l’approvisionnement électrique non plus. Ceux qu’on accusait jadis de vendre le «black-out» doivent bien rire sous cape, devant la débandade absolue du Gouvernement dans ce domaine également. Le seul espoir du Président Jovenel serait que l’Oncle Sam, les membres du Core Group et les Agences Internationales qui ne cessent d’applaudir ses «coups de génie», volent à son secours et renflouent les coffres vides du pays, tout récemment encore approvisionnés généreusement par les largesses du Fonds PetroCaribe. Mais sur cela, il ne faut pas trop compter car ses bons amis ont leurs petits problèmes locaux également à gérer. Ils ne seront pas trop chauds à l’idée d’ouvrir d’autres brèches et, ainsi, donner plus de flanc à la critique mordante de leur opposition locale. L’économie du monde entier a pris un méchant coup de frein avec l’avènement de COVID-19. Les prévisions ne sont pas très roses, un peu partout dans le monde. Il ne sera donc pas dit, que ces bonnes âmes vont se saigner aux deux poignets pour aider leur ami Jovenel. Et c’est la population qui paiera finalement pour cette mésaventure, une décennie perdue, signée PHTK mais aussi avec bien des empreintes amies en bas de page.
L’opposition haïtienne, toutes tendances confondues : modérée, constructive, radicale, a beaucoup de pains sur la planche. Dans un premier temps, il lui faudra démystifier la rumeur qui voudrait faire passer ce nouveau gouvernement Moïse-Joseph comme étant légitime et apte à résoudre les problèmes du pays. Il n’en est absolument rien et il faudra le rappeler ad nauseam. Il faudra également rappeler aux bailleurs de fonds internationaux qui seront tentés de dédouaner Jovenel, qu’ils le font à leurs risques et périls. La population haïtienne ne reconnaît pas la légitimité de ce gouvernement qui transgresse nos propres lois, notre propre Constitution et les conventions internationales que nous avons signées et ratifiées, relatives à la bonne gouvernance d’un pays de régime dit démocratique. Une dette publique, contractée par ce gouvernement illégitime et de facto, car non validé par le Parlement d’Haïti, son remboursement ne pourra pas être clairement exigible à la population qui devrait pouvoir la récuser. Tous les décrets de ce gouvernement illégitimes seront, certes, applicables, par la force des choses, mais ils pourraient être frappés d’invalidité devant un tribunal impartial du pays ou de nullité d’effet devant un tribunal international, si un compatriote qui s’estime lésé dans ses droits les contestait devant cette dernière instance. On a déjà vu des instances judiciaires se reconnaître une compétence pour juger de plaintes en dehors de leurs juridictions habituelles. Le feu dictateur chilien, Augusto Pinochet, en connaît un rayon dans ce domaine.
Dans les situations aussi extrêmes que celles que nous vivons actuellement au pays, la désobéissance civile, passive et même active, pourrait devenir un devoir citoyen, une mesure légitime visant à contenir les dérives d’un Pouvoir illégal et à sauvegarder les patrimoines nationaux: économique, social et politique, qui peuvent l’être encore, avant ce naufrage collectif qui risque de nous engloutir toutes et tous.
Pierre-Michel Augustin
le 3 mars 2020