«Indigènes d’Haïti ! Mon heureuse destinée me réservait à être un jour la sentinelle qui dut veiller à la garde de l’idole à laquelle vous sacrifiez : j’ai veillé, combattu, quelques fois seul ; et si j’ai été assez heureux que de remettre en vos mains le dépôt sacré que vous m’aviez confié, songez que c’est à vous maintenant à le conserver. En combattant pour votre liberté, j’ai travaillé à mon propre bonheur. Avant de la consolider par des lois qui assurent votre libre individualité, vos chefs, que j’assemble ici, et moi-même, nous vous devons la dernière preuve de notre dévouement.» – Ainsi parla le père de la patrie.
Un jour, au sommet d’une gloire inégalable, naît un peuple – fille d’une guerre des plus acharnées. Sous le regard d’un ciel en colère, sur un sol maculé de leur sang, un groupe de nègres et de négresses armés de fusils, de glaives et d’un mental guerrier, créent une brèche vers un humanisme transcendantal, une révolution qui relève du divin, l’une des plus accomplies qui soient. Des généraux, ces éternels opprimés, épaule contre épaule, réinventent l’humain, en détruisant les barrières spirituelles, psychologiques, sociales et raciales, dressées par l’asservissement infernal de l’homme par l’homme. Ils offrent, à l’humanité fracturée et morcelée, un nouveau ciment basé sur la fraternité et le respect. Ces géants, dans leur indignation face au système colonial et esclavagiste, ouvrent la voie de la liberté à ceux qui courbaient sous le poids de l’esclavage. Dans un geste singulier et radical, ils remettent en cause un ordre et un appareil idéologique qui faisaient l’apologie de l’inégalité la plus profonde et la plus aberrante: l’inégalité devant la vie.
La bataille de Vertières va au-delà d’un simple combat physique. C’est l’expression même de la nature profonde de l’homme et de sa volonté de se dépasser en toutes circonstances. Elle synthétise, pour citer Lyonel Trouillot, héroïsme et symbolisme, une fin et un commencement. Elle est le fin mot d’une page d’histoire inhumaine, sanglante et traumatisante pour l’homme noir de Saint-Domingue. Elle symbolise le début d’une quête incessante de «l’élévation de l’individu» et de «la cohésion sociale», vers la création d’une mère patrie où tout homme, tout nègre, est libre et épanoui. Nous avons osé être libres, disait Dessalines, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes.
Le 18 novembre 1803, à la force de leurs bras et de leur esprit, une poignée d’esclaves, ayant à leur tête le Généralissime Jean-Jacques Dessalines et son alter ego, l’officier François Capois, arrachent leur liberté en terrassant les troupes du Général Rochambeau, à Vertières. Environ un mois après cette «improbable» victoire sur l’armée française napoléonienne, le 1er janvier 1804, ces héros, réunis aux Gonaïves, proclament, avec verve et discernement, l’indépendance de l’île, désormais appelée «Hayti», en hommage à ses premiers habitants: les Tainos qui ont tous péris sous le fer et les canons des Espagnols au 16e siècle. Ces Tainos [ont préférés être exterminés plutôt que rayés du nombre des peuples libres].
L’épopée de Vertières demeure un récit universel. L’histoire de l’homme qui se bat pour se libérer de lui-même. Vertières est plus qu’un mot, c’est une philosophie. L’Haïtien contemporain tire toute sa fierté du mot ou de son histoire mais tend à oublier l’idéal qui s’y révèle : l’enfant qui grandit brise sa lisière qui lui devient inutile et l’entrave dans sa marche. Vertières constitue cette cassure à la fois matérielle et spirituelle entre l’Haïtien et son passé douloureux, entre l’Haïtien et la servitude abominable d’un système, à la fois, amoral et immoral. La hardiesse de l’armée indigène et son crédo: «liberté ou la mort» se veulent transcendantaux. La pensée de Vertières appelle le nègre haïtien à exorciser ses démons, à dépasser ses limites afin de s’élever au rang de ses ancêtres et d’accomplir pleinement sa mission qui consiste à assurer l’empire ou la domination de la liberté dans le pays.
Aujourd’hui, en dehors des considérations diffamantes, la terre de l’Empereur Jacques 1er vit une crise socio-politique, financière et culturelle intense. Au grand dam de la souveraineté nationale, la vérité historique est systématiquement combattue et mise à l’écart dans les débats et les prises de décisions politiques. Les droits civils et politiques de la majorité ne sont pas rigoureusement protégés. Les masses prolétaires sont quasiment livrées à elles-mêmes, face aux agressions internes et externes. La politique est généralement au service d’une minorité. Est-ce là la mission qui nous a été confiée? Où est la preuve de notre dévouement au peuple?
Nous glorifions nos héros de Vertières, ce qui est tout à fait juste. Nous nous approprions même un pan de cette gloire, ce qui est légitime. Mais qui, parmi nous, aujourd’hui, peut clamer au peuple haïtien : «j’ai tout sacrifié pour voler à ta défense, parents, enfants et fortune et que maintenant je ne suis riche que de ta liberté» ? À quand le rétablissement de la dignité des citoyens haïtiens? Que dira la postérité, de notre génération? Et si Dessalines revenait? La grande question serait : où est passé l’empire de la liberté?
Jocelyn Otilien
Linguiste