HomeJusticeLa Justice, en mode «  tout voum se do »…

La Justice, en mode «  tout voum se do »…

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Ce n’est pas parce que nous voudrions faire quelque chose de bien que nous puissions nous y prendre de n’importe quelle façon.  En d’autres termes, la fin, si désirable soit-elle, ne justifiera pas, à elle seule, les moyens empruntés pour y parvenir.  Dès fois, ceux-ci peuvent même devenir de gros handicaps, comme des albatros attachés au cou de celui qui, par ailleurs, ne voulait que bien faire.  Cela peut même enrayer à jamais une initiative pourtant louable, mais si mal engagée, si mal menée, qu’elle finit par produire l’effet contraire à celui recherché.

Je dis cela pour introduire la cabale déchaînée par le juge Al Duniel Dimanche avec la trentaine de personnalités politiques et administratives, aujourd’hui en dehors du pouvoir immédiat (pour certains), contre lesquelles il a décerné des mandats d’amener et/ou des mandats dits d’inculpation.  Dans un premier temps, j’étais un peu dubitatif devant les récriminations de diverses personnalités publiques de haut rang.  Les fautes et les erreurs factuelles, mises en évidence par celles-ci, me paraissaient si grossières qu’elles me semblaient franchement invraisemblables.  Ne connaissant pas grand-chose, moi-même, en matière juridique, je me disais qu’un juge de ce niveau doit forcément être rompu à ces questions de procédure et aux technicalités juridiques de sa profession.  On peut, certes, le prendre à défaut, à l’occasion.  L’erreur est humaine, n’est-ce pas ?  Mais quant aux fautes grossières, et quand elles s’accumulent, on laissera cela aux juges débutants, à un juge de tribunal de paix, par exemple, qui commence sa carrière dans la magistrature assise et qui a encore bien des croûtes à manger, avant d’accéder à ces postes qui lui confèrent une stature publique nationale et même internationale, à certains égards.  Toutefois, plus j’écoute les plaintes et les arguments des personnalités convoquées par le juge Dimanche, plus je prête l’oreille à leurs récriminations, plus il me paraît évident que le juge a erré, et cela, à plus d’un titre.

On peut avoir à bon droit, bien des reproches à faire aux ex-ministres, aux ex-premiers ministres et aux ex-chefs d’État, quant à leurs réalisations pendant qu’ils étaient au timon du pouvoir, à la manière dont ils se sont acquittés des devoirs de leurs charges.  On peut avoir de bonnes raisons de douter de leur honnêteté et de vouloir leur demander des comptes.  Je conçois pleinement aussi, qu’un magistrat, de rang élevé dans la hiérarchie judiciaire, puisse se juger compétent en la matière, faute de mieux, étant donné l’impossibilité pour les institutions habilitées à le faire, de former une Haute Cour de Justice pour le moment, comme le voudrait la Constitution, pour statuer sur des dossiers relevant de la compétence et des attributions de cette haute institution, et instruire lui-même un procès contre des ex-dirigeants du pays pour fautes commises dans l’exercice de leurs fonctions d’État.  Tout cela et bien d’autres facteurs pourraient être pris en considération pour conférer une certaine légitimité et une force morale, à défaut d’une référence constitutionnelle sans faille, à la démarche du juge Dimanche.  En effet, nous sommes nombreux à en avoir soupé de l’apparente intouchabilité de nos élus et de nos décideurs hauts placés, en raison de technicalités judiciaires obsolètes ou d’immunités incongrues, par rapport à ce qui a cours actuellement dans le reste du monde, dans les pays qui ont pris en chemin le train de la modernité.  Encore faudrait-il respecter minimalement des normes pour conférer à la démarche, la respectabilité et la rectitude auxquelles toute action légale ne devrait pas déroger.

D’abord, de ce que j’ai compris des nombreuses émissions qui en ont fait les frais, le rapport de l’Unité de Lutte contre la Corruption (ULCC), concernant le parc des équipements du Centre National des Équipements (CNE), recommande la réalisation d’un audit matériel, financier et comptable de cet organisme et établit une liste de personnalités à poursuivre, en vertu de leur responsabilité personnelle par rapport à des équipements lourds soit manquants à l’inventaire, soit abandonnés ou non-fonctionnels.  De ce que je crois comprendre, le Commissaire de Gouvernement, saisi de ce rapport, selon les procédures usuelles, devait le transmettre à un juge d’instruction, avec ce qu’on appelle dans le langage judiciaire, « un réquisitoire introductif » aussi appelé chez nous : « réquisitoire d’informer », désignant les justiciables visés par cette requête.   Et, selon les propos des experts en la matière, si, en cours de son instruction, d’autres justiciables étaient incriminés par les personnes qu’il aurait auditionnées, le juge instructeur, selon la procédure évoquée par des doctes intervenants en la matière, devrait alors demander un « réquisitoire supplétif » au commissaire de gouvernement, de façon à élargir la liste de personnes à auditionner.  Le fait de faire fi de ces procédures par le juge instructeur donne flanc à la critique et surtout pourrait faire capoter l’ensemble de la démarche, au demeurant fort louable.  Un petit grain de sable introduit dans l’engrenage pourrait causer bien des dégâts à toute une machine.

Tout ce qui précède n’est que le premier argument qui milite en défaveur de la démarche du juge Dimanche.  Le Rapport de l’ULCC, sur lequel est fondé son action, indexe nommément et avec spécification quant aux faits qui leur sont reprochés, les personnalités suivantes.  

« Les engins lourds contrôlés  par ces personnalités dépourvues de droit et de qualité sont en partie répartis ainsi :

  1. Le délégué départemental des Nippes, Morel Espérance Hérard : deux (2) camions et un (1) dozer:
  2. L’ex-député Claudy (ainsi présenté dans la liste du CNE): un (1) camion, un (1) grader et une (1) pelle;
  3. Willy ainsi connu (tel que présenté dans la liste du CNE): un (1) camion Isuzu ;
  4. L’ex-conseiller Ossé Daniel : deux (2) dozer, un (1) grader, un (1) compacteur et un (1) camion Mack;
  5. L’ex-député Malherbe François : un (1) dozer;
  6. L’ex-député Pierre Bel-Ange: un (1) dozer:
  7. L’ex-sénateur Willot Joseph: un (1) loader Caterpillar.
  8. L’ex-sénateur Francisco Delacruz: un (1) dozer D7;
  9. L’ex-député Worms Périlus: deux (2) grader cat, un (1) camion Isuzu et un (1) backhoe loader:
  10. L’ex-député Clovis Obas: deux (2) camions Inter, un (1) compacteur et un (1) camion Mack;
  11. L’ex-député Wolf Papillon: cinq (5) camions, trois (3) compacteurs, deux (2) dozer, deux (2) pelles, un (1) camion-citerne, un (1) loader, un (1) Sakai, un (1) dozer D9 et un (1) rouleau lisse ;
  12. Willy ainsi connu : un (1) camion Isuzu ;
  13. 13-Sergot Remarais : un (1) Isuzu ;
  14. Fortuné Marthy: un (1) camion Inter;
  15. Jn Marcelin Jean-Claude: un (1) camion Inter;
  16. Delimont Roosevelt: un (1) camion.  

L’ULCC exige que l’action publique soit mise en mouvement contre ces personnes. »  ( source : Gazette Haïti news, 16 novembre 2023).  

Il appert que, sur la base des recommandations de ce rapport de l’ULCC, le juge Al Duniel Dimanche, sans avoir requis et encore moins, sans avoir obtenu de « réquisitoire supplétif » de la part du Commissaire de gouvernement, pour allonger la liste des personnes à auditionner, ait pris l’initiative d’indexer un nombre considérable d’anciens officiels des gouvernements antérieurs, en dehors des procédures prévues à cet effet.  Ainsi, le juge Al Duniel Dimanche ratisse très large.  Dans un mandat collectif, il vient d’ordonner l’arrestation de 36 hauts fonctionnaires de l’État dont vingt ne sont pas cités expressément dans le rapport qui fonde son action, ceci en rupture avec la procédure en vigueur, en la matière, selon des avis professionnels publiés.  

Ensuite, toujours de ce que je comprends des coutumes établies, pour convoquer un justiciable domicilié au pays et dont les coordonnées sont réputées connues des instances judiciaires, la pratique est à l’effet de lui signifier par greffier, à sa résidence ou à défaut au bureau de ses avocats, dans un premier temps, une invitation à comparaître devant le juge, et ce, dans un délai raisonnable.  Il ne serait donc pas indiqué de publier une convocation d’une si grande importance dans un tweet et sur les réseaux sociaux, d’estimer par la suite que la ou les personnes concernées doivent certainement en avoir pris connaissance et, faute de s’y conformer, qu’il faille mobiliser l’action publique pour les traîner de force, s’il le faut, par-devant le juge instructeur.  Pour n’importe quelle personne sensée, il apparaît déraisonnable de lancer une convocation de cette façon d’une part, et par ailleurs de fixer l’échéance dans un délai de 24 à 48 heures, comme il semblerait que cela ait été le cas pour certains.  L’arrestation de ces personnes visées par l’ordre du juge Dimanche, si effectuée, pourrait être entachée de plusieurs formes d’irrégularités  et serait contestable devant nos tribunaux.  Il y a fort à parier que devant une cour régulière, ces arrestations seraient annulées.  Dans quel délai une cour finirait-elle par statuer sur ces dossiers?  C’est une autre histoire.  

Les détentions préventives prolongées, souvent arbitraires, sont monnaie courante au pays.  Toutefois, le mal serait déjà fait, et les dommages, dans certains cas, seraient irréparables.  On n’a qu’à penser à deux ou trois cas de ce genre où des personnalités publiques ont été incarcérées injustement, pour être libérées, des mois ou des années plus tard, sans que justice ne leur soit rendue et sans aucune compensation pour ces incarcérations irrégulières.  Par exemple, l’ex-député Arnel Bélizaire, arrêté à Jacmel le 29 novembre 2019, a finalement bénéficié d’une « main levée d’écrou », 2 ans plus tard, le 29 novembre 2021, par une Cour d’appel, après de nombreuses séances ratées, en raison de dilatoires cousus de fils blancs, de la part de juges de siège, s’absentant sans crier gare et sans raison apparente, à part celle de faire traîner les procédures et ainsi de prolonger indûment l’incarcération d’un prévenu encombrant pour le gouvernement, à l’époque.  C’était également le cas notamment du Père Gérard Jean-Juste qui fut arrêté, le 21 juillet 2005, sous des allégations non étayées de complicité dans le kidnapping et le meurtre atroce du journaliste Jacques Roche.  Gardé en prison pendant de longs mois, sans être accusé formellement de quoi que ce soit, au grand détriment de sa santé, il fut libéré en janvier 2006, pour des raisons humanitaires, liées à la détérioration rapide de sa santé.  Le 29 janvier 2006, il fut transféré à Jackson Memorial Hospital pour un traitement contre une leucémie avancée.  Il en mourut finalement, à 62 ans, le 27 mai 2009, des suites de sa longue maladie, aux États-Unis.  Finalement, il ne serait pas trop hasardeux de prétendre que son incarcération et les conditions de son emprisonnement dans les geôles du pays, pourraient avoir été un facteur significatif dans son décès assez prématuré.  Les juges et les autorités judiciaires, qui ont été responsables de ce dossier, n’ont pas été inquiétés outre mesure, par la suite.   Une situation similaire est arrivée aussi à M. Jocelerme Privert, ex-ministre de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales, de 2002 à 2004, au cours du 2e mandat du président Aristide.  Quelques mois après le 2e exil de ce dernier, il fut incarcéré sous l’accusation « d’avoir coordonné le massacre d’opposants politiques, à St-Marc ».  Il fut gardé en prison sans aucune autre forme de procédure et obtint un non-lieu d’un magistrat, 26 mois plus tard.  Au moins, lui, il en a survécu, mais ces expériences ne sont pas sans risques ni sans séquelles.  Et rares sont ceux et celles qui n’en portent aucun stigmate, lorsqu’ils les ont subies assez longtemps.  Ce n’est donc pas un geste à prendre à la légère, et  le doyen du tribunal et la CSPJ devraient monitorer activement le fonctionnement et les agissements des juges, s’ils ne veulent pas être tenus co-responsables de leurs incartades, lorsqu’ils permettent la perpétration des erreurs de ce genre, à répétition, sans les sanctionner ou sans appliquer les garde-fous qui sont prévus à cet effet par nos lois, nos codes de procédure et ultimement notre Constitution.   

Enfin, il paraîtrait même que, dans certains mandats d’amener qui auraient été lancés sur la Toile, à l’encontre de certaines personnalités convoquées par le juge, la signature soit « antidatée » au mois de novembre 2024.  Franchement, si tel était le cas, et je me fie encore aux déclarations publiques de personnalités concernées, de grande notoriété en l’occurrence, ce serait un comble.  Comment ne pas porter un minimum de soin à un travail aussi important qu’est la justice, en se permettant de commettre de pareilles erreurs ?  Le souci qu’on apporte aux moindres détails de son travail est souvent un reflet du sérieux avec lequel on l’aborde et aussi un indicateur assez fiable quant au crédit que l’on peut accorder au reste de la démarche.  Si dans le menu détail on se révèle brouillon et vaille que vaille, alors quel crédit peut-on accorder au reste du dossier, passablement plus important.   Finalement, à force de couper les coins ronds, c’est le dossier entier qui risque d’en pâtir, quant à sa crédibilité devant la société.  Et, si le CSPJ n’intervient pas non plus pour veiller au respect des normes par le juge Dimanche, ce sera peut-être un autre œil au beurre noir pour notre système judiciaire déjà passablement malmené et mal vu, généralement, et même un fiasco au final, puisque les suites en auront été délégitimées par des erreurs, somme toute évitables.

Encore une fois, je souhaite vivement que la justice de ce pays puisse s’atteler à effectuer son travail, comme il faut, et à rendre justice au pays et à ses justiciables, à tous les niveaux et dans toute sa rigueur.  Il faut que nos fonctionnaires et nos élus rendent compte de leur gestion et soient tenus responsables des actes qu’ils posent dans le cadre de la délégation de pouvoir qui leur est accordée avec leur statut.  Mais je souhaite aussi qu’elle puisse le faire dans les règles de l’art et dans le respect des lois et des procédures établies.  « Dura lex, sed Lex. »  Et, en tout premier lieu, la justice doit, elle aussi, s’y conformer, pour mériter le respect des justiciables.    Personne ne devrait être au-dessus de la loi : pas même le président, ni même le juge qui siège au tribunal et qui prononce des sentences lourdes de conséquences.  Et si on veut reconstruire ce pays et instruire des procès contre les détrousseurs de tout acabit qui ont perpétré toute sorte de crimes contre le pays et au détriment de la population, on doit pouvoir avoir confiance envers celles et ceux qui administrent la justice et la dispensent sans faille, sans parti-pris et sans déroger aux règles de droit et aux procédures en vigueur.

Pierre-Michel Augustin,

le 15 janvier 2024

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