Les sociétés n’ont pas besoin d’être toutes riches et puissantes pour être respectées. Parfois, une
bonne dose de décence, de maintien en public, de gestion de ses émotions tout courtes, suffit pour
en imposer aux autres et commander le respect. Et, cela, vous l’avez bien compris et bien incarné,
malgré vos sorties émotives mais sans jamais de boursouflures indécentes. Ces derniers temps,
nous n’en finissons pas de nous flétrir aux yeux des autres, jusqu’à nous ravaler au niveau d’un
peuple qui ne mérite plus un minimum de respect de la part de ses pairs.
Ces dernières années, chez nous, furent le comble de l’ineptie et de l’horreur. Des
cadavres livrés en pâture aux pourceaux et aux chiens, jetés sur des tas d’immondices; des
massacres, à répétition, perpétrés à quelques mètres de garnisons policières, pis encore, avec leur
complicité tacite, dit-on; des enfants qui ne peuvent plus aller à l’école ou, lorsqu’ils s’y
hasardent, risquent de ne pas en revenir sains et saufs, à la merci de kidnappeurs, voire de
violeurs et d’assassins sans vergogne; même à domicile, on n’est pas à l’abri, parlez-en à Jovenel
Moïse, à Pierre-Louis Opont ou à sa conjointe, Marie Lucie Bonhomme. On en a tout vu, on en a
tous bavé assez, mais malgré tout, on se surprend à espérer encore un peu de dignité, un zeste de
fierté, un dernier geste de respect à la mémoire d’une icône de la presse qui nous a accompagnés
dans nos années d’errements nationaux, pour nous informer de nos dérives. Et, même cela,
jusqu’à cela, nous en fûmes incapables, l’espace de cet adieu, d’un dernier au revoir. Certains se
sont chargés de venir le troubler, juste par leur présence, sachant fort bien à l’avance quel en sera
l’effet.
Ce samedi 12 août marquait les obsèques de Mme Liliane Pierre-Paul, fauchée sans
avertissement, comme en un éclair jaillissant dans un ciel sans nuage. Elle n’a pas connu la
souffrance de la maladie qui nous dénature jusqu’à point nous reconnaître nous-même, jusqu’à ce
que nos proches prient pour que le Ciel nous emporte dans son linceul immatériel, pour que
s’achèvent nos tourments. Elle est partie, d’un coup sec, sans avoir connu l’injure du temps qui
ramollit l’esprit et ramène, en enfance, celles et ceux qui furent jadis des références de bon
jugement et de bonne éthique. Alors, plus que de bonnes et de modestes funérailles familiales, il a
bien fallu lui offrir des obsèques, à la grandeur de ce qu’elle représentait pour son large auditoire.
Juste d’y avoir pensé était déjà méritoire. Encore fallait-il pouvoir en assurer la gestion et prendre
les dispositions pour composer correctement avec des dérapages toujours à redouter, avec des
nuisances publiques toujours en quête d’un trouble à susciter, indifférentes aux lieux au caractère
sacré et à la solennité des moments. Pour ceux-ci, peu leur importe l’outrage public à la
réputation du pays, à l’étranger comme sur les scènes locales. On a entendu parler de leurs
frasques à Kingston, pendant que leurs portefaix mettaient le feu au Consulat de ce pays frère qui
s’efforçait, tant bien que mal, de raccommoder les lambeaux de ce pays que nous nous disputons.
Ils étaient là encore ce samedi, à essayer d’imposer leur présence impie dans ce dernier lieu de
recueillement et d’hommages à Liliane. Ils le savaient qu’ils n’étaient pas bienvenus, et auraient
pu, s’ils le voulaient vraiment, juste transmettre à la famille éplorée, leurs condoléances, sincères
ou non. Mais il leur fallait démontrer qu’ils étaient les plus forts et qu’aucun Autel, aucun
Mapou, aucune Église, aucun Péristyle, ne serait épargné de leur insolente présence, si telle était
leur volonté.
Cela me fait penser à d’autres horreurs qui jonchent notre tumultueuse Histoire. Mais
nous n’en ferons pas trop étalage pour éviter de réveiller les morts dans leur sommeil éternel.
Qu’il me suffise d’évoquer la macabre histoire du candidat à la présidence, Clément Jumel, dont
on aurait dérobé le cadavre à la famille, pour lui priver d’offrir des funérailles à ce dignitaire mais
qui était aussi un fils, un frère, un mari, un père, un ami dont on devait faire le deuil. Dieu merci,
on en a été encore très loin, cette fois. Mais, quand même… Nous poursuivons encore nos
algarades jusque dans l’abject, jusque devant la tombe, comme si la mort de l’autre ne nous
suffisait pas. Aucun respect ne saurait donc lui être dû. On aurait cru que le temps ou l’éducation
en aurait assagi certains d’entre nous, à tout le moins leur aurait inculqué quelques principes de
bienséance en public qui marquent transversalement les sociétés. Mais rien de tout cela. Ils
professent, pour certains d’entre eux, provenir de notre paysannerie, pourtant pétrie d’un savoir-
être et d’un respect envers les autres qui lui est proverbial, obséquieux même. Ces énergumènes,
à bien comprendre ce phénomène, semblent tout droit sortir d’une fange nauséeuse de notre
société, toutes strates sociales confondues, et ont tendance à se reproduire trop facilement,
comme une métastase qui envahit le corps. Ils ont le verbe haut, tonitruant, là où le bon ton
prescrit le chuchotement. Ils se disent avocats et molestent le droit à tour de bras, sans
ménagement, à coups de provocations, de menaces et de diatribes de toutes sortes. Et c’est avec
ce genre de matériel humain que d’aucuns voudraient construire leur règne et se maintenir au
pouvoir…
Liliane s’en est allée avant la fête de son Petit-Goâve natal, ne pouvant plus s’attarder
dans cet environnement qu’elle aurait tant voulu différent, respectueux des normes et des gens.
Une société tout juste normale, quoi. Du fond de sa tombe, elle doit encore verser une larme sur
nos déchirures intempestives et indécentes, et nous crier: ASSEZ ! Nous n’avons pas besoin
d’être riches pour être respectables et respectés. Nous avons juste besoin d’apprendre à être
décents, à nous comporter avec décence et un grand pas, en ce sens, sera déjà fait. Le reste
viendra alors tout naturellement, tout comme les oiseaux accourent dans les branches feuillues
des arbres pour nicher et élever leurs progénitures, que ceux-ci soient en fleurs, porteurs de fruits
ou juste ombragés et verdoyants. Et ce n’est pas être faibles que de savoir parfois ne pas répondre
à la provocation de bas étage. Car autrement, un peu de cette fange, dont sont couvertes les
fauteurs de trouble, entachera la bonne tenue publique, portée pour la solennité du moment par la
cohorte de ses amis, affluant en grand nombre.
Repose en paix, Liliane Pierre-Paul. Ton voyage s’achève mais la route continue pour
nous. À d’autres de prendre maintenant le flambeau et d’éclairer le chemin sinueux de nos
bouleversements, jusqu’à la clairière de notre retour à la stabilité. Paix à ton âme de combattante
pour une Haïti digne et fière. Une autre Haïti est possible…
Pierre-Michel Augustin
le 15 août 2023