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Les méandres bizarres de notre Histoire

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L’Histoire a parfois de curieux détours. La nôtre, en particulier, semble parfois revisiter
des lieux fréquentés, en d’autres temps. Cela me laisse une bizarre impression de déjà vu,
de déjà vécu, comme un saut dans le temps. Mais, trêve de mièvreries… Récemment, je
me suis replongé dans nos annales, pour jeter un coup d’œil sur l’histoire du Roi Henry
Christophe et me rafraîchir un peu la mémoire sur ce haut personnage, encore assez mal
connu de nos concitoyens. Il était, paraît-il, un dirigeant visionnaire, mais aux méthodes
tout aussi efficaces qu’implacables. Ainsi, pour appliquer rigoureusement le Code
Henry, il eut recours à une force spéciale, le Royal Dahomey, constituée de 4 000
hommes qu’il fit venir directement du Bénin (1). On rapporte qu’ils étaient totalement
dévoués au service du Roi Henry qui les avait alors installés dans tous les 56
arrondissements du Royaume du Nord. Quelque 215 ans plus tard, assisterait-on à une
réédition, en format réduit, d’un nouveau contingent africain, en l’occurrence kényan, au
lieu de dahoméen, pour, sans trop d’état d’âme, tenter de nous mettre au pas, au service
d’un autre Henry, un peu plus Monarque que Premier Ministre?
Je me pose la question, mais, en tout état de cause, c’est une démarche purement
académique, tellement la probabilité qu’elle se réalise est faible, à ce moment précis de la
durée, à mon humble avis. Mais on mène déjà grands bruits autour de la nouvelle. On la
déforme un peu pour la mettre à sa main, chacun à sa façon. Le Chancelier haïtien, son
Excellence, Jean Victor Généus, a salué la nouvelle. Le Secrétaire d’État américain, M.
Anthony Blinken, aussi, voit d’un bon œil «les grandes avancées dans la mise sur pied
d’une force multinationale» dont le Kenya assurera le leadership, à défaut du Canada
d’abord, du Brésil ensuite, du Mexique, puis des Bahamas enfin. Tous, à un moment
donné, ont tour à tour soupesé la possibilité d’accepter la mission, avant de se résoudre à
se cantonner dans une prudente réserve. Toutefois, à lire attentivement, et surtout
complètement, la déclaration du Ministre des Affaires Étrangères du Kenya, Son
Excellence M. Alfred N. Mutua, la décision d’envoyer un contingent de 1 000 policiers
kényans est un peu loin de la certitude affichée par MM. Généus et Blinken, pour ne citer
que ces deux hautes autorités.
Certes, le Kenya serait prêt à envisager une telle possibilité, toutefois les
conditions attachées à cette décision ne seront pas faciles à remplir, ni ne se feront en un
clin d’œil. Je vous en cite quelques-unes que l’on voudrait faire passer trop aisément sous
le radar. Le communiqué de M. Mutua mentionne aussi que «le déploiement se
cristallisera une fois qu’un mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU sera obtenu et que
d’autres processus constitutionnels kenyans auront lieu.» Dans un premier temps, il est
intéressant de noter que les Résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies ne
s’obtiennent que dans le strict cadre de l’unanimité des membres. Jusqu’à présent, les
nombreuses réunions de ce cénacle sur le dossier d’Haïti se sont régulièrement butées sur
la dissidence de la République Populaire de Chine, doublée de celle de la Fédération de
Russie, toutes les deux détenant un droit de véto impossible à contourner ou à ignorer. Et,
à mon point de vue, à moins d’un changement majeur dans la situation géopolitique
globale, je vois difficilement ces 2 membres permanents du Conseil de Sécurité changer
leur position sur le dossier d’Haïti et faciliter les choses pour les puissances occidentales,
notamment les États-Unis d’Amérique. Notez bien que ce n’est pas impossible. Rien
n’est impossible en ce bas monde. Toutefois, le double verrou des Russes et des

Chinois, à mon point de vue, ne se rompra pas sans marchandage sur d’autres dossiers. Et
celui d’Haïti ne me paraît pas faire le poids pour amener les Américains à faire du lest sur
le front de la guerre en Ukraine pour amadouer les Russes, encore moins sur le dossier de
Taïwan ou des chips électroniques, pour obtenir l’appui des Chinois. Dans le jeu des
négociations, ce sera toujours donnant-donnant, et le dossier d’Haïti, quoique digne
d’intérêt, n’est tout simplement pas suffisant pour justifier des concessions d’importance
des Américains au bénéfice des Russes ou/et des Chinois pour obtenir leur vote sur le
dossier d’Haïti. Et, puisqu’au Conseil de Sécurité, c’est la règle de l’unanimité qui
s’applique, alors, autant dire que ce sera l’impasse, à la prochaine séance du 15 août. On
verra bien, d’ici là, l’évolution de la posture des grands acteurs sur l’échiquier mondial.
Mai ce n’est pas tout. Le Secrétaire Général des Nations Unies a pris la précaution
de distancer son institution de toute responsabilité quant à l’intervention du Kenya en
Haïti. S’il applaudit l’intérêt de ce pays africain pour assumer le leadership d’une force
multinationale d’intervention en Haïti, il prend bien la peine de souligner que ce
déploiement ne se fera pas sous l’égide de l’ONU. À la rigueur, il se fera avec l’aval de
l’ONU mais pas sous son autorité ni sous sa responsabilité directe. Ce sera donc une
intervention non onusienne. En d’autres termes, en cas de pépins, on ne pourra pas tenir
l’ONU responsable de réparer des dégâts, comme ce fut le cas avec l’épidémie de choléra
qui n’est toujours pas enrayée en Haïti, ni comme dans celui de nombreux enfants issus
des escapades pas toujours galantes des soldats de la MINUSTAH, et qui sont
aujourd’hui abandonnés dans le paysage, sans «child support» de la part de leurs
géniteurs, depuis longtemps retournés au bercail. L’institution ayant été échaudée plus
d’une fois, sous l’égide de son Secrétaire Général d’alors, elle ne se laissera pas épingler,
une autre fois, dans des controverses qui risquent fort de survenir dans de telles
opérations.
Il faut souligner que le Kenya envisagerait volontiers la possibilité d’assumer le
leadership de cette intervention, si toutefois il recevait l’aval du Conseil de Sécurité,
entre autres. Le fait d’ajouter: entres autres, a toute sa signification. Cela suppose que
bien d’autres conditions devront être réunies, avant de se rendre à cette étape
opérationnelle. D’abord, une mission d’évaluation sur le terrain sera envoyée en Haïti
pour saisir, in situ, l’état de la situation, pour se rendre compte des forces en présence, de
la capacité réelle des gangs, et aussi de celle de la PNH, d’un côté, et, de l’autre, pour
envisager, comme il faut, l’ampleur de l’engagement que devra assumer le Kenya, le cas
échéant, pour effectivement mener à bien la mission dont il se dit prêt à accepter la
charge. Ce n’est qu’après avoir en mains les données précises de la situation au pays que
le Kenya se fera une idée réelle de ses besoins logistiques pour la réalisation d’une telle
mission. Et, advenant le cas où il déciderait effectivement d’intervenir en support à la
PNH, cela voudrait dire aussi qu’il aura résolu, au préalable, des contraintes politiques et
constitutionnelles propres au Kenya même. Sans parler des nécessaires appuis financiers
et logistiques à engranger, pour mener à bien sa mission. De toute évidence, ce sera un
parcours à obstacles qui ne se fera pas au pied levé. Il n’y en aura rien de facile, comme
disait Yogi Berra, je crois…
De plus, le choix du Kenya, comme leader opérationnel d’une force
d’intervention multinationale en Haïti, ne s’impose pas à l’imagination, du premier coup.
Voilà un pays africain, de l’Est Africain pour être plus précis, ayant une frontière
commune avec deux autres pays en grande bouleverse: la Somalie, à l’est, et le Sud-

Soudan, au nord-ouest, et qui choisirait de s’investir dans une autre situation troublée,
outre-Atlantique, pour tenter de la résoudre, à des milliers de lieues de son territoire.
D’un premier abord, on eut cru plus naturel que son élan d’altruisme se fût porté sur le
Sud-Soudan, à feu et à sang depuis déjà plusieurs années. En plus d’une frontière
commune, ces deux pays se partagent des populations, culturellement, linguistiquement
semblables, ou presque. Quant à la Somalie, n’en parlons même pas. Ce pays de la Corne
de l’Afrique, voisin immédiat du Kenya, est aux prises avec des crises sociales et
politiques sévères, depuis longtemps déjà. Donc, ce ne sont pas les problèmes qui
manquent dans ce coin du continent africain. Loin de là. Et les Kényans sont aux
premières loges pour observer cela et sont à pied d’œuvre déjà comme intermédiaires
entre les factions politiques adverses en Somalie. Le Kenya lui-même, bien que
bénéficiant d’une toute relative mais fragile situation de stabilité politique, n’en est pas
moins en proie à d’importantes difficultés à cet égard aussi. Pour preuve, au 31 juillet
2023, le Département d’État américain mettait à jour son avis (CTUK) (2)au niveau 2,
recommandant la plus grande précaution à ses citoyens se rendant au Kenya. Pour
information, le CTUK: ce sont des abréviations pour: Crime, Terrorisme, U pour
instabilité civile (unrest en anglais), Kidnapping. Par-dessus le marché, les membres des
communautés LGBTQIA+ qui comptent s’y rendre sont exhortés à y réfléchir à plusieurs
fois car, 70 pays au monde, dont le Kenya, considèrent les relations intimes entre
individus de même sexe et le mariage homosexuel comme des crimes, et leurs adeptes
s’exposent à être déférés devant la justice et traités comme des criminels (3). Et puis, les
prisons kényanes sont loin d’être recommandables, même pour un bref séjour. Encore que
ce ne seraient pas les pires choses qui pourraient malencontreusement leur arriver là-bas.
Sans façon…
Sans faire de surenchère ni trop la fine bouche sur des éventuels Bons Samaritains
qui viendraient à notre secours, il conviendrait néanmoins de connaître un peu le profil
général des forces de sécurité kényanes que nous nous apprêtons à accueillir en
libérateurs chez nous, afin de ne pas être trop surpris des résultats qui pourraient en
survenir. Amnesty International dépeint les forces de police du Kenya, dans son rapport
intitulé: «Kenya 2022», comme brimant la liberté d’expression et de réunion, avec
exemples à l’appui. Elles se seraient rendues coupables de recours excessifs à la force à
plusieurs reprises, le dernier en date, dans ce rapport, remonterait au 2 juin 2022, lorsque
des agents de l’Unité des Services Généraux (GSU) ont ouvert le feu, à balles réelles et à
hauteur d’homme, sur des manifestants sur la voie publique. Bilan: 4 morts et de
nombreux blessés; aucune suite légale à ce jour. Amnesty International rapporte
également de nombreux cas de non-respect du droit à la vie et à la sécurité de la
personne par les forces de sécurité kényanes. Elle cite notamment le viol et l’assassinat
de Sheila Lumumba, dans son domicile, avec les membres brisés et de nombreux coups
de couteaux au cou (4) et à la poitrine. Elle ajoute également l’assassinat d’Elisabeth
Ekaru, défenseure de droits humains et membre du Gender Watch Kenya puis aussi
celui de Daniel Mbulu Musyoka, responsable d’élections, porté disparu le 11 août 2022
et retrouvé mort, 4 jours plus tard. Missing Voices, une coalition d’organismes de défense
de droits humains dont fait partie Amnesty International, relate des cas de massacres et
d’exécutions extrajudiciaires, perpétrés par les forces de police kényanes: 128 personnes
au total en 2022 dont 37 cadavres jetés dans le fleuve Yala, certains avec les doigts
coupés, de profondes lésions au corps et des signes d’asphyxie et de strangulation. Toutes

ces informations sont tirées du même rapport d’Amnesty International, noté en bas de
page. Et c’est un échantillon de telles forces de sécurité qui viendrait appuyer la PNH
dans son combat contre l’insécurité publique et sa lutte contre les gangs armés. À mon
avis, si cela devait s’avérer, la PNH pourrait aussi avoir à gérer plusieurs opérations de
contrôle de bavures et de dommages collatéraux. Notre PNH, qui n’est pas déjà un
exemple de respect scrupuleux des droits humains, pourrait verser davantage dans les
abus de toutes sortes contre la population, et de nombreuses dérives seraient à redouter.
Avec tout cela, les pays amis d’Haïti, réputés vertueux et sans reproches quant au respect
des droits humains de la part de leurs institutions chez eux, pourraient jouer aux vierges
offensées et au Ponce Pilate, lorsque les dégâts surviendront chez nous.
Une fois tout cela dit, il n’en demeure pas moins que l’envoi de cette force
internationale en Haïti est dans l’ordre des choses possibles, compte tenu des
tractations qui peuvent être en cours actuellement. Toutefois, le résultat qui en découlera
ne me paraît pas si évident que cela. Et ce n’est pas l’ajout de 150 policiers bahaméens
additionnels qui changeront le rapport de force. S’il ne suffisait que la contribution d’une
force de 1 150 membres pour résoudre le problème d’insécurité qui sévit au pays depuis
plus de 2 ans, que n’avions-nous alors mis à contribution les 1500 membres environ de
cette FAd’H en gestation, pour effectuer le travail en premier lieu ? Ils ont l’avantage
important de connaître le terrain des opérations et les éléments sociaux protagonistes. Il
ne leur manquerait que les armements et les moyens logistiques pour être pleinement
opérationnels, mais les en doter coûterait assurément bien moins cher que le budget
annuel de 200 à 400 millions de dollars qui sera alloué aux forces d’intervention
internationales de toutes origines que l’on s’apprêterait à dépêcher en Haïti.
Pour résoudre un problème, quel qu’il soit, obligatoirement, il faut d’abord bien
l’identifier et en cerner les causes. Ensuite seulement pourra-t-on se mettre à la recherche
de la solution la plus adaptée à la situation particulière. Et pour cela, il faudra en étudier
sa faisabilité et valider le processus de sa mise en application pour atteindre les résultats
recherchés, selon un plan et une échéance bien déterminés. À mon point de vue, rien de
tout cela n’a été entrepris. Encore une fois, on se lance à tâtons et à corps perdu dans une
expérimentation, en espérant que cela débouchera, en finale, sur des résultats escomptés,
sans plan ni échéances, ni surtout un processus quelconque devant nous y conduire. Il ne
faudrait donc pas se surprendre de rater la cible, voire d’empirer la situation. Espérons
juste que tel ne sera pas le cas. À titre de rappel, après la mort du Roi Henry Christophe,
nos annales n’ont rien retenu de durable du passage du Royal Dahomey. Son impact, sur
la stabilité politique de ce qui fut le Royaume du Nord, s’est estompé dans le paysage
politique bouleversé d’alors, comme l’ont été ceux des nombreuses interventions
étrangères au pays, par la suite. Elles sont toutes passées à côté du problème, victimes de
cette sempiternelle vision de tunnel dont elles ont toutes été invariablement affligées.
Pierre-Michel Augustin
le 3 août 2023
Notes
(1) Le « système de défense » du roi Christophe par Antoine Coron , Dans  Revue de
la BNF   2010/3 (n° 36) , pages 74 à 81
(2) https://travel.state.gov/content/travel/en/international-travel/International-Travel-
Country-Information-Pages/Kenya.html

(3)
(4)

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