D’emblée, je veux déplorer l’issue tragique de l’équipée de la Police Nationale d’Haïti, réalisée le 12 mars dernier. Je veux dire aux familles éplorées que je sympathise avec elles dans leur deuil. Chaque décès, dans de telles situations, est regrettable, et ces pertes le sont encore davantage, lorsqu’elles sont parfaitement évitables. Pire encore, le traitement, infligé aux restes de ces policiers tombés dans l’exercice de leurs fonctions, révulse le commun des mortels, d’où qu’ils viennent. On ne fait pas cela à son ennemi, à son adversaire qui, mieux est, se trouve à être un compatriote à qui il échoit la difficile responsabilité de faire respecter la loi et l’ordre dans la Cité. Je sais que nos policiers non plus ne sont pas toujours en odeur de sainteté et versent souvent dans des excès qui finissent par laminer leur légitimité et leur autorité dans la population. Néanmoins, une société qui se veut civilisée, ne peut pas se permettre de pareilles horreurs, d’un côté comme de l’autre.
Ce préambule était pour moi obligatoire pour la suite de ce texte. Car, une fois exprimé ce témoignage de respect à la mémoire de ces policiers, il convient, comme de raison, d’aller au fond des choses, pour comprendre la cause de cette débâcle. Quatre jours après, personne n’a endossé encore la responsabilité de ce funeste gâchis. Tout le monde en est contrit et en fait un bilan, assez accommodant, ma foi. Le Président de facto de la République déplore l’incident et, comme à l’accoutumée, signe un nouveau décret, censé coordonner toutes les forces armées du pays, entendez par là, la Police et l’Armée, pour combattre ce fléau. Le Premier Ministre condamne cette barbarie et retrouve ses forces et sa détermination à combattre les bandits, après avoir visité, à l’hôpital Bernard Mevs, les rescapés estropiés de cette campagne policière, en plein cœur de la Capitale. Le Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique sympathise avec les familles endeuillées et proclame que les forces de l’Ordre vaincront les bandits. Le Directeur Général de la Police Nationale dresse son bilan et décline la liste des pertes en hommes et en matériels. Izo, lui, ce chef du gang «5 Secondes» qui terrorise le Village-de-Dieu, donne des entrevues triomphatrices à la Radio. Jusqu’ici, personne n’a encore offert sa démission pour avoir failli à sa mission primordiale de garantir la sécurité publique. N’empêche qu’on doive se poser la question de la responsabilité et de l’imputabilité de celles et de ceux de qui relève cette mission.
La débandade récente du SWAT TEAM et du BOID rejaillit sur toute la PNH et sur tout le pays. Elle met en relief la fragilité de cette institution et surtout sa compétence et sa capacité fort limitées, en tant que seules forces armées réelles du pays, pour mener à bien sa mission. Car, si la PNH, qui compte environ 15 000 membres aujourd’hui, n’est pas capable de sécuriser ce petit quartier du bord de mer de la Capitale où sévissent des bandits organisés mais dont le nombre ne doit pas excéder quelques centaines, les tuteurs du pays, notamment les États-Unis, doivent maintenant se poser des questions, quant aux risques qu’ils encourent eux-mêmes, à tolérer une telle situation, pas si loin de leurs côtes. C’en est devenu tellement préoccupant, que le Ministre des Affaires Étrangères de la Russie, oui, vous avez bien lu, LA RUSSIE, s’est trouvé obligé de réfléchir tout haut sur le dossier d’Haïti et d’offrir l’aide de son pays, tant au niveau bilatéral que par le biais des Nations-Unies, dans le cadre de la mission de son Bureau Intégré en Haïti (BINUH). C’était peut-être une occasion, pour ce Chancelier, de narguer son homologue américain et ses pairs du CORE Group, très actifs et volubiles dans d’autres dossiers dans des pays à l’autre bout du monde, une façon de leur dire qu’ils devraient commencer par mettre de l’ordre dans leur giron, leur arrière-cour, car, après tout, Haïti, dans les Caraïbes, qu’on le veuille ou non, se trouve en plein dans la zone d’influence de ces potentats. Et la faillite d’Haïti, c’est un peu la leur, en dépit des multiples missions qu’ils y ont dépêchées et des milliards de dollars qu’ils y ont mal investis, en essayant d’imposer leurs marionnettes à la tête du pays, sans tenir compte de l’incapacité de ces dernières, à juguler nos problèmes, à transcender nos différends et à conduire le pays vers son développement. C’est aussi un peu le reproche que leur faisaient les Chinois, il n’y a pas longtemps, dans le concert des Nations-Unies. Ceux-ci s’inquiétaient de l’inanité et de la pertinence des orientations prises par ce forum aux dépens d’Haïti, compte tenu des résultats qui sont loin d’être ceux anticipés.
En ce qui nous concerne, car nous sommes les premiers à en subir les conséquences, il est important d’établir les raisons de cet échec lamentable de notre Police Nationale. À mon humble avis, il faut remonter à cette décision du gouvernement du Premier Ministre, Jack Guy Lafontant, dans cet arrêté du 23 mai 2018, de menotter la Direction Générale de la PNH et de lui interdire toute décision administrative, stratégique et opérationnelle, en subordonnant leur autorisation à la discrétion du Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN), présidé par le Premier Ministre siégeant. À cette occasion, plusieurs avaient dénoncé cette décision comme étant une subordination politique d’une force républicaine, censée libre de coordonner et de gérer les enjeux de sécurité publique, selon une approche professionnelle, et en fonction de ses capacités opérationnelles, en vue d’atteindre les meilleurs résultats possibles, au bénéfice de toute la société, sans considération des intérêts politiques de chapelles particulières. En fait, cet arrêté qui avait fait controverse, déjà à cette époque, annonçait une politisation accrue de cette institution qui passait finalement sous la coupe du gouvernement qui se méfiait des velléités d’indépendance à son égard, de la part du Directeur Général de la PNH, le Commissaire Michel-Ange Gédéon. On avait dénoncé, à l’époque, la démarche boiteuse du gouvernement, à tout le moins, du point de vue légal: un Arrêté modifiant une Loi, la loi du 29 novembre 1994, portant création, organisation et fonctionnement de la Police nationale, notamment les alinéas 2, 5 et 7 de l’article 23. Selon ces alinéas, le Directeur Général pouvait assurer la supervision, le contrôle de la bonne marche des services centraux, des commissariats et sous-commissariats territoriaux, sans l’avis du CSPN. Il pouvait, à lui seul, maintenir la discipline et le moral des membres du personnel de la Police nationale. Le numéro 1 de la PNH n’avait besoin de l’avis du CSPN que pour les questions relevant de la réglementation générale, de la formation et du renforcement des effectifs, la discipline, la carrière, la rémunération des membres de la police. L’Arrêté du 23 mai 2018 avait bousculé tout cela. Désormais, toutes les décisions, mêmes celles qui sont techniques et opérationnelles, relèvent du CSPN, coiffé par le Premier Ministre qui n’est pas obligé de tenir compte de l’avis technique du professionnel de la sécurité publique qu’est censé être le D. G. de la PNH. Le résultat d’une pareille disposition ne pouvait pas être plus prévisible. Imaginons une seconde, le ministre de la Santé Publique qui ne serait pas forcément un médecin, encore moins un chirurgien, qui interviendrait pour décider de la marche à suivre dans une opération à cœur ouvert. Évidemment, dans un tel cas de figure, le premier à blâmer, en cas d’une catastrophe, ce serait celui ou celle qui se serait accaparé de cette prérogative, sans en avoir les compétences requises et qui aurait précipité des subalternes dans un funeste échec.
Le Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN) est constitué du Premier Ministre comme Président de cette institution, du Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique, comme premier Vice-Président, du Ministre de l’Intérieur et des Collectivités territoriales, comme 2e Vice-Président, du Directeur Général de la PNH, comme Secrétaire Exécutif et de l’Inspecteur Général de la Police, comme Secrétaire Exécutif Adjoint. Et en ce qui concerne cette débâcle, il y a donc cinq individus à considérer pour leur infliger un blâme, à un degré divers. Le premier de tous, c’est le président en titre du CSPN, le Premier Ministre de facto actuel, M. Jouthe Joseph. En vertu de cet arrêté du 23 mai 2018, il est directement celui à qui revient la décision finale de lancer l’opération bâclée contre la base de bandits connue sous le vocable de «5 Secondes». À la lumière des résultats obtenus, le Président de la République, de facto ou non, en sa qualité de garant de la bonne marche des institutions, devrait demander à son Premier Ministre de facto, sa lettre de démission non datée qu’il traînerait, paraît-il, dans la poche de son veston. Le deuxième en ligne dans cette chaîne de responsabilité, c’est le Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique, également membre du CSPN, à titre de premier Vice-Président. Ces deux personnalités sont bien connues pour jouer au «Shérif fais-moi peur» et ne ratent pas une occasion pour plastronner ou faire du sarcasme de mauvais aloi. Ils auraient dû avoir la bienséance et la décence de s’excuser auprès de la population et de tout simplement remettre leur démission, par la même occasion. L’on comprendrait ainsi que ce sont des gens dignes et responsables et qui savent reconnaître leurs torts, pas seulement de jouer aux matamores, alors qu’ils sont bien protégés, loin en arrière des lignes de confrontation. J’épargnerais le Ministre de l’Intérieur et des Collectivités territoriales sur ce coup-là. Pour le moment, ce personnage paraît être assez insignifiant pour qu’on n’ait même pas à gaspiller un blâme sur sa non-performance. C’est un troisième violon que personne n’entend, en temps normal. Alors lorsque cela brasse fort, il se fond dans la soupe.
Je n’en dirais pas autant du D. G. de la Police Nationale, le Secrétaire Exécutif du CSPN. Il devrait être le pivot de ces décisions techniques. Sa voix devrait être entendue et écoutée par ses collaborateurs qui seraient totalement ignorants, en matière d’opérations policières et de logistique opérationnelle. En aucun temps, il ne devrait accepter d’engager ses troupes, sans une garantie de succès minimal des opérations ni sans s’assurer de leur supériorité en armement, en nombre de personnel engagé et de tout le soutien requis pour assurer leur retraite, en cas de difficultés imprévues. J’ai écouté les lamentations d’un policier, en première ligne d’affrontement, qui réclamait du renfort et des munitions dont il se trouvait à court, et qui demandait, à qui pouvait l’entendre, d’intercéder en sa faveur auprès des autorités et de ses chefs hiérarchiques, car il voyait, se profiler devant lui, le sort qui l’attendait, s’il était attrapé vivant par les hommes de Izo. Tous nos experts conviennent que cette opération policière était très mal préparée et que la logistique utilisée était inadéquate pour ce terrain des opérations. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que cet ex-militaire bâcle ses opérations policières. Léon Charles avait déjà occupé cette fonction entre 2004 et 2005 et avait dû remettre son tablier, non seulement pour avoir échoué à ramener la paix et l’ordre dans la Cité, mais pour y avoir enregistré également une série de bavures meurtrières pour la population, dans les quartiers de Bel-Air et de Cité-Soleil, notamment.
Par-dessus le marché, le service de renseignement a manqué la coche complètement, lors de cette opération de la semaine dernière. La fameuse ANI, l’Agence Nationale d’Intelligence, a passablement raté son coup cette fois-ci, car il est clair que les agents du SWAT TEAM et du BOID n’avaient aucune idée dans quel guêpier, ils allaient tomber. Des blindés qui ne résistent pas aux munitions utilisées par les bandits, des tranchées inconnues et non répertoriées dans lesquelles s’enlisent ces véhicules non adaptés à ce genre de terrain, aucun survol du terrain d’opération par des drones pourtant disponibles pour monitorer les manifestations pacifiques: la liste des manquements, à accoler au passif de cette agence de renseignement nouvelle mouture, est très longue et témoigne de son inefficience, pour mener la lutte contre l’insécurité publique qui sévit actuellement au pays.
Finalement, il y a aussi cet Inspecteur Général de la PNH, M. Frantz Jean-François, récemment affecté à ce poste depuis novembre 2020, qui joue le rôle de Secrétaire Exécutif Adjoint du CSPN. Lui aussi est une figure trop pâle, à côté de son supérieur hiérarchique, pour porter l’odieux de cet échec, même s’il mériterait sa part du blâme. Mais, les petits poissons devraient se garder de rentrer dans la nasse avec les grands esturgeons, car leur sort n’en sera pas meilleur, en raison de leur taille ou de leur insignifiance.
Mais il y a des leçons à tirer de la tragédie qui s’est jouée en ce vendredi 12 mars fatidique. Pour un, notre force de police est bien mal dirigée. Son Directeur Général, qui n’est pourtant pas à son coup d’essai, s’est révélé, pour une deuxième fois, parfaitement incapable de diriger adéquatement ses troupes et de régler, sans bavures, des situations d’insécurité publique. En deuxième lieu, on doit se questionner sur cette vassalisation d’une institution républicaine de sécurité publique par les pouvoirs politiques, pour la mettre au service de leurs intérêts de clan. Ensuite, on doit constater l’échec total des missions de l’ONU en Haïti, dans leur objectif de renforcement de nos institutions. Aujourd’hui, plus que jamais, toutes celles, qu’elles ont tentées de renforcer, sont en plein effondrement. Haïti est en passe de devenir une nouvelle Somalie, en plein cœur du continent américain. Les industries les plus florissantes sur la terre de Dessalines sont, aujourd’hui, le kidnapping contre rançon, le détournement de fonds publics par les grands commis de l’État, le trafic d’armes, de stupéfiants et l’évasion fiscale, sous les yeux amusés de nos amis tutélaires.
Notre échec, en tant que peuple, en tant que société, est global et presque total. Il nous faudra tout reprendre presque de zéro, comme en 1987, et espérer, cette fois, un meilleur départ, sans trop de dérapage. Encore faut-il tenir compte des leçons de nos errements. La débâcle de la PNH, ce 12 mars dernier, a le mérite de nous surligner, à quelle barbarie nous nous exposons, si nous poursuivons dans cette même veine. Nous sommes dirigés par des incompétents dans tous les domaines, et leur médiocrité nous expose aujourd’hui à toutes les infamies, à toutes les ignominies, jusqu’à la plus abjecte des barbaries. Avec ou sans l’aide de nos amis, il nous faudra rebrousser ce chemin périlleux que nous avons emprunté avec leurs leurres, et faire face à l’hydre qui nous observe et qui voudrait nous anéantir. Je sais que cela ne sera pas une mince tâche et que bon nombre d’entre nous n’en verront pas l’issue. Mais, il faut bien commencer quelque part, à un moment donné.
Pierre-Michel Augustin
le 16 mars 2021