L’histoire, selon Jean François Dortier (2017), a vu se succéder de grandes puissances qui semblent connaître un même destin : naissance, croissance, mort. Les civilisations seraient donc comme des organismes vivants. Elles naissent, grandissent, atteignent leur apogée et finissent par s’effondrer. La langue, en tant que moyen d’expression, d’adoption ou d’expansion de ces civilisations dites supérieures (Meillet 1915), n’en est pas moins concernée par ce cycle. Et les langues moins importantes, du moins les langues opprimées, sont plus enclines à ce processus de désintégration. « En 2017, le continent américain a franchi le cap du milliard d’habitants, dont 90 % sont de langue maternelle européenne : espagnol (40 % environ), anglais (près de 30 %), portugais (un peu plus de 20 %) ou français (1 %). En revanche, les langues amérindiennes ne comptent aujourd’hui que quelques 30 millions de locuteurs. Les linguistes en ont identifié 900 environ, dont près de 300, aujourd’hui éteintes, bien d’autres ayant disparues sans laisser de trace (Sellier 2019) ». L’anglais constitue, par sa croissance exponentielle, un vecteur important, sinon le principal moteur de l’expansion de la pensée occidentale «américaine», la pensée unique. Hagège (2013) parle même de l’oppression d’autres langues par l’anglais. Louis Jean Calvet (2017), de son côté, parle des langues qui mangent d’autres langues, ou des langues qui dominent d’autres, d’où le concept de «glottophagie».
Tandis qu’on parle d’expansion de certaines langues, d’autres langues sont menacées de disparition, à cause de l’oppression par les langues aujourd’hui dites «commerciales». Cette disparition progressive peut se manifester par la dilution de leurs lexiques et gènes morphosyntaxiques, dans les langues dominantes. Elle semble aussi se manifester par le maintien d’une distance entre les langues «minoritaires» ou entre les locuteurs d’une langue minoritaire, afin de garder le rôle intermédiaire des langues dominantes.
Aujourd’hui, le créole haïtien tend vers une transformation accélérée, une transformation par la «contamination» américaine. L’introduction et l’utilisation incontrôlées du jargon de la technologie «américaine» dans le Créole haïtien représentent un phénomène notable. Par ailleurs, par souci de briller aux yeux du public visé ou à la conquête d’un lectorat plus large, beaucoup d’écrivains haïtiens tendent à écrire dans des langues autres que leurs langues maternelles. Ces états de fait, dans le meilleur des cas, ne font que soutenir la domination de la pensée occidentale sur les autres formes de pensée, en ne défendant qu’accessoirement la cause haïtienne. Sans sous-estimer le moins du monde la valeur de ces écrivains de langues étrangères, pour reprendre la pensée de Cheikh Anta Diop, on ne saurait donc considérer leurs œuvres comme des monuments d’une véritable littérature haïtienne. En effet, toute œuvre littéraire appartient à la langue dans laquelle elle est écrite. Les œuvres écrites par les Haïtiens dans les langues étrangères relèvent avant tout de ces littératures étrangères.
Une politique linguistique et des prises de décision efficaces sont, par conséquent, les conditions préalables au développement du créole haïtien. Pour ce faire, il convient de rééquilibrer le rapport idéologique entre la langue et le pouvoir, afin que la transformation ou l’évolution du créole haïtien soit maitrisée et canalisée. Cela nécessite un contrôle relativement actif sur les médias traditionnels, les nouveaux médias, les écoles, les églises, etc. Cette régulation consiste en une application stricte de la discrimination positive, en faveur des littératures et cultures créoles, exprimant des idées utiles à la communauté. Elle implique l’acclimatation du jargon de la technologie ou de la science et la modification de l’écho de certains mots dans la conscience indigène, pour qu’une certaine forme de littérature puisse naître – ce que nous ne pourrons jamais exprimer sans le génie de sa propre langue. On importe la technique et non la culture (Diop 1946-1960). Cette politique linguistique exige une véritable révolution de notre conscience psychologique, et son application passe inéluctablement par l’exploitation de la littérature de l’Égypte antique et de l’Afrique Noire [dont nous sommes des héritiers légitimes] (Divialle 2018). Elle doit constituer une forme de renaissance.
«Sans les [medunet…], couramment appelés hiéroglyphes, qui sont une forme d’expression de la pensée sacrée africaine (kamite), le nègre [pour citer Cheikh Anta Diop] ignorerait que [ses ancêtres, les Égyptiens de l’antiquité qui se sont adaptés aux conditions matérielles de la vallée du Nil, sont les plus anciens guides de l’humanité, dans la voie de la civilisation ; que ce sont eux qui ont créé les arts, la religion (en particulier le monothéisme), la littérature, les premiers systèmes philosophiques, l’écriture, les sciences exactes (physique, mathématiques, mécanique, astronomie, calendrier…), la médecine, l’architecture, l’agriculture, etc.[…]]».
Le réveil du peuple haïtien, la sauvegarde de son histoire, de sa culture, etc. relèvent, entre autres, du développement, de la standardisation, de la préservation du créole et de la mise en évidence de sa contiguïté avec les langues africaines modernes, en particulier les langues bantoues, ainsi que l’égyptien antique. Nous ne pouvons nier, en aucun cas, la dimension diachronique du créole, dans le cadre d’une politique d’émancipation haïtienne, en dépit du fait que les facteurs d’invisibilisation de la culture du peuple haïtien soient considérables, tant à l’échelle nationale qu’à l’internationale. Toutefois, pour décider de revenir au passé, quand on a constaté que le passé était préférable au présent, comme disait Dutourd (1986), il faut cette espèce de bon sens et de courage qui consiste à déplaire à trois douzaines d’intellectuels, et que les politiciens n’ont jamais.
Jocelyn Otilien
Linguiste