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L’usure du temps…

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Le temps fait son œuvre invariablement en politique. C’est une question de rapport de force. Il faut savoir jouer avec le temps, mesurer ses efforts et choisir le moment idéal pour utiliser ses forces pour ne pas s’esquinter au moment crucial. Tout est pourtant là. Tous les ingrédients pour l’effondrement du gouvernement sont au rendez-vous, sauf peut-être l’appui de la communauté internationale qui joue encore en sa faveur. C’est pourtant l’élément primordial dans l’histoire des renversements de situations politiques au pays. De mémoire d’homme, cela a toujours été l’un des facteurs-clés. Jusqu’à présent, il ne fait pas partie de l’équation de l’opposition pour renverser la tendance.

Les scandales et les bourdes qui ont jalonné tout le parcours des gouvernements de Jovenel Moïse, jusqu’à présent, sont très édifiants. Ils n’ont raté aucune occasion ou presque. Mais ils en survivent, et le Président rebondit à la surface, comme un bouchon de liège momentanément entraîné vers le fond de la mare. Encore un peu et le bon docteur Jacques Guy Lafontant serait encore au timon des affaires du pays comme Premier Ministre. Si seulement il avait appris à faire le « Rope-a-Dope »… Mais seuls les poissons savent nager d’instinct. Pour les autres animaux de la faune, il faut prendre le temps d’apprendre, et cela peut leur être fatal. Ce fut le cas du bon docteur Lafontant qui a retrouvé son stéthoscope, depuis sa dernière mésaventure au Parlement.

Le scandale des kits scolaires en 2017 n’a laissé qu’une légère cicatrice au gouvernement. Un an plus tard, il n’a coûté son poste qu’au malheureux ministre des Affaires sociales de l’époque. Mais cela ne lui a valu qu’une petite démotion. Il est aujourd’hui représentant d’Haïti à l’OMC. Qui dit mieux ? Le silence des grands commis de l’État peut avoir son pesant d’or. Tout a un prix, n’est-ce pas ? La Cour supérieure des Comptes et des Contentieux administratifs est pourtant formelle : il y a bien eu surfacturation et fraude dans ce dossier. Mais personne n’est coupable, ni sanctionnée. Le seul gratin épinglé dans l’affaire se retrouve sous des cieux plus cléments, à parler au nom d’Haïti à l’OMC (Organisation mondiale du Commerce).

Puis, il y a bien eu le budget de 2017-2018 avec ses irritants majeurs comme les augmentations des taxes et de permis divers, ainsi qu’une première augmentation des prix du carburant. L’opposition, la population et même la diaspora s’y étaient opposées. Le gouvernement a bien tenu compte des récriminations de la diaspora par rapport au budget et avait fait retrait de la charge qu’il lui destinait, sans plus. Après les hauts cris de la population, le gouvernement a feint d’écouter mais a plutôt fait la sourde oreille à ses jérémiades. Et il ne s’est rien passé, en conséquence. Enhardi par cette première victoire, faute d’organisation de l’opposition, le gouvernement alla jusqu’à signer un protocole avec le FMI, lui garantissant le respect du «cash management», moyennant une aide budgétaire. Avec ce partenaire également, il pratiquait le double langage. Pendant qu’il signait un protocole garantissant une pratique financière stricte, il faisait financer par la BNRH un déficit record de plus de 15 milliards de gourdes. Ce qui lui était expressément interdit selon les termes de l’accord. Mais voilà, diplomatie oblige, les bons gestionnaires du FMI sont toutefois venus raconter aux micros des journalistes reporters que tout allait bien, même si le FMI en retour, ne versait quand même pas un centime d’aide budgétaire. Après tout, leur jargon débité en conférence de presse, c’était pour endormir le public bon enfant. Il ne faut pas croire pour autant qu’ils sont dupes. Comme l’on s’amuse à le répéter, yo pa egare, et ils savent compter.

Il y a eu ensuite les augmentations scandaleuses des prix de l’essence, en juillet dernier, et le ras-le-bol populaire qui s’ensuivit. Aucune faction de l’opposition ne peut revendiquer la paternité ni surtout le contrôle de ce déferlement populaire. Comme pour l’affaire des kits scolaires, un autre fusible a sauté. Cette fois-ci, c’est surtout Jacques Guy Lafontant qui est allé à la casse. Une bonne partie de son cabinet ministériel a été repêché et se retrouve dans le nouveau gouvernement de Me Jean Henry Céant. La vidange n’est donc pas complète, on n’a pas fait maison nette. Il n’en avait jamais été question de toute façon. Il suffisait juste de gagner du temps et de convaincre tout le monde que le remède de cheval que le gouvernement avait voulu appliquer en juillet dernier était bon pour la santé du pays. Et pour cela, pour faire écran et divertir les naïfs, qui de mieux qu’un soi-disant opposant pour mener le dialogue pendant que le Président et le cabinet ministériel continuent de mener les vraies affaires. On pourra dialoguer indéfiniment avec tout le monde et son père, à tour de rôle et tous en même temps, à deux ou trois niveaux différents : aux états généraux sectoriels dirigés officiellement par le professeur Louis Naud Pierre, avec le Premier Ministre Céant, officiellement mandaté par le Président pour discuter avec les membres de l’opposition et informellement avec Gabriel Fortuné, le maire démissionnaire de la ville des Cayes qui reste en selle, tout en étant démissionnaire et très actif ailleurs que dans sa ville dont il est encore le principal responsable.

Entre temps, on n’a plus entendu parler du Haut État-major de l’Armée d’Haïti remobilisée, depuis la syncope de son digne représentant à Pont-Rouge, le 17 octobre dernier. Il y avait bien eu un détachement d’une partie de son personnel pour voler au secours des sinistrés du tremblement de terre à Port-de-Paix et à Gros-Morne. Après tout, c’était bien le principal objectif qui leur était assigné, à l’occasion de la remobilisation. Pour le moment nos nouveaux militaires ne peuvent pas encore réparer des hélicoptères ni maintenir notre flotte aérienne à venir. Mais c’est un début. Il faut bien commencer quelque part. Les grands faits d’armes et la réédition des combats héroïques de Vertières et de la Crête-à-Pierrot, on y reparviendra en temps et lieu.

Ce qui est sûr, c’est que si nos quelques 200 militaires avaient été postés à Malpasse pour protéger ce poste frontalier stratégiquement important car proche de la capitale et enregistrant un flot important de transit de marchandises entre les deux pays, peut-être que les six fonctionnaires assassinés et carbonisés récemment à ce poste frontalier, seraient encore vivants et dispenseraient leurs services utiles à la patrie. Mais c’est comme un peu tout se qui se passe au pays. Sur le coup de nos émotions, on démarre de grandes discussions. On s’emporte beaucoup, on se lance dans de grands discours. Et puis, et puis… Anyen.

Sur le plan de l’économie, c’est la débandade absolue. On se rapproche de plus en plus du Zorèy Bourik avec une gourde qui se transige aujourd’hui à 77 gourdes pour 1 dollar U.S. Une large portion de la population ne peut plus manger à sa faim et beaucoup de ceux qu’hier encore, nous pouvions ranger dans la catégorie de la classe moyenne, se retrouvent presque à la même enseigne que ceux qui ne peuvent plus subvenir à leurs besoins, malgré leurs revenus de travail, surtout ceux qui sont les petits employés de l’État que l’on peut se permettre de ne pas payer pendant plus de six mois.

Et malgré tout cela, tout ce petit bois propre a enflammé une révolte costaude pour instaurer un changement rien ou presque rien. Nos gouvernants prêchent l’Évangile du dialogue permanent et vide de sens pratique. Les amis de la Communauté internationale emboîtent le pas et répètent cet Alléluia à l’unisson. Pour faire bonne figure, une partie de l’opposition fait semblant d’y croire et entonne à son tour un discours mi-figue mi-raisin. À les entendre, à force d’invocations, la démocratie bienfaisante et surtout la fameuse alternance démocratique finiront par leur bénéficier, un jour, à leur tour. Un bon père Noël démocratique finira par les récompenser parce qu’ils avaient été sages, eux, comme des images. C’est l’heureux sort qui doit sûrement être réservé à ceux et celles qui ont su attendre tranquillement leur tour et se comporter en bons élèves. Alors, on garde notre vitriol au placard et on pratique surtout un discours composé et bien pondéré. On dénonce à mots feutrés les ratés du gouvernement. Peu parle des crimes et de massacres divers commis ici et là. On a besoin de preuves, pas de cadavres. Après tout, tout le monde doit mourir un jour, et un cadavre étendu quelque part, ce n’est certainement pas la preuve qu’un crime ait été commis. Il a pu tout aussi bien mourir de sa belle mort, avec une balle en prime, semble-t-on croire.

Vous pensez sans doute que je suis cynique et que j’ai perdu la foi, n’est-ce pas. Pourtant, je crois encore à une espèce de justice immanente, un karma. Les anglophones le disent ainsi: What goes around comes around.» Mais en créole, on dit tout autant : «baton ki bat chyen nwa a se li ki bat chyen blan an.» En observant ce qui se passe un peu à travers le monde, j’ai comme l’impression d’avoir raison d’y croire. C’est bizarre, mais le ras-le-bol des Français a ressemblé pas mal à celui des Haïtiens, et sur à peu près les mêmes sujets. Ils sont à bout de ressources financières, ils n’arrivent pas à vivre avec ce qu’il leur reste de leur salaire, leur fin de mois peut être très difficile à boucler. Et pour se faire comprendre de leurs gouvernants, les Français ont pris le macadam et ont exprimé leur colère assez violemment pour que personne ne s’y trompe. À ma connaissance, personne n’en est mort, il n’y eu aucun massacre en banlieue de Paris, non plus. Le Président Macron a paru comprendre et sort le grand jeu. Cela ne lui aura pas pris deux mois pour conclure qu’il faut faire quelque chose. Dès ce mercredi 12 décembre a-t-il promis, telles lois que de droit seront proposées au Parlement français pour répondre aux préoccupations urgentes des Français. Lui, il a vraiment compris, paraît-il. Encore a-t-il fallu que les choses s’envenimassent assez pour que le Président mette de côté, pour une fois, sa morgue et son arrogance toutes françaises. Idem, à regarder ce qui se passe dans la république étoilée, j’ai comme l’impression que nos amis américains ont gagné le gros lot avec leur version yankee de Sweet Micky. Ce que je les plains ! Encore une fois: «what goes around…. baton ki bat chyen nwa a…» Vous connaissez la suite, n’est-ce pas?

À n’en pas douter, tout vient à point nommé à ceux qui savent attendre. Mais en Haïti, le peuple qui ne mange pas à sa faim et qui regarde les autres se remplir les poches et les panses, et de surcroît se moquer de sa misère, ce peuple n’en peut plus d’attendre cette justice immanente qui ne le libèrera pas illico de sa condition. 2018 s’en va dans quelques jours. Sa misère est devenue plus grande, au fur et à mesure que s’égrènent les jours du calendrier. Et rien ne dit que 2019 lui apportera quelque chose de mieux, un peu de baume à sa détresse. L’opposition dans tout cela, ne semble pas être l’acteur qui le sauvera, le bon chevalier sur son destrier qui viendra corriger les torts qui l’accablent. Il lui faudra peut-être prendre les choses en mains et forger son destin par ses propres moyens, lesquels importeront peu car il n’en aura peut-être pas l’embarras du choix ni le luxe de tergiverser indéfiniment. Mais tout est une question de temps…

Pierre-Michel Augustin

le 11décembre 2018

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