Il est très courant ces jours-ci de trouver des articles qui parlent du danger des jeux vidéo sur les nouvelles générations. Les conseils des psychologues et psychanalystes inondent les journaux et magazines. Détracteurs et producteurs (vendeurs) de ces jeux (ou games) font de la science à la fois ; le marteau de Troy et le bouclier d’Hercules car chacun tente de l’utiliser comme moyen rassurant pour défendre leur position. Contrairement à ces deux groupes qui s’intéressent aux jeux technologiques, mon attention est portée sur les jeux traditionnels en Haïti.
J’ai vu et lu plusieurs articles qui parlent des activités organisées pour renouer à certains jeux d’antan. Je cite les jeux d’osselets (do-kre-i-s), les jeux de billes (ou marbres), les jeux de cartes, de dominos, la main chaude, « doum gaz », « banm tout », « pa ka la w », etc. Avec aisance et parfois avec une grande légèreté, on reproche aux jeux vidéo des problèmes chez les jeunes allant de l’obésité, l’agressivité, la violence, la propagation de certains stéréotypes, du racisme, l’insomnie, les cauchemars, des attentats criminels et mêmes des suicides. Une longue liste. Conscient du fait que le jeu représente l’occupation la plus sérieuse de l’enfant, je comprends bien le potentiel danger d’un jeu vidéo inapproprié. Paradoxalement, n’y aurait-il un quelconque impact négatif dans le cas de nos jeux traditionnels haïtiens?
Révisons ensemble certains de ces jeux qu’on tente de glorifier et ressusciter.
4 Aout 2017, Austin, Texas
Le jeu de billes « jwèt mab » dont l’origine jusqu’à date reste inconnue consiste à tenir entre deux doigts une bille pour la propulser avec l’objectif de frapper d’autre(s) bille(s). Si ce jeu semble simple et très populaire dans tous les continents, en Haïti, ce qu’on fait de particulier ce n’est pas la gratification du gagnant mais plutôt la façon dont on punit le perdant.
En effet, le « jwèt mab » pour l’enfant haïtien n’était pas uniquement une occasion de montrer son habilité ou agilité à atteindre sa cible, une autre bille qui des fois se trouve à une distance ou position qui oblige une vision géométrique et une précision algébrique. En général, le gagnant tend à s’approprier de la bille ou des billes du perdant. Comme innovation, il y a une punition sévère qui attend le perdant : la peine qu’on surnomme « zikos» qui consiste à permettre au gagnant du jeu à frapper méchamment une ou plusieurs fois avec sa bille le dos des doigts du perdant. Oui, ça fait mal et on pleure amèrement.
Passons au jeu, qu’on appelle: « main chaude » ou « pla men cho ». Ce jeu commence d’entrée avec la violence ayant un enfant volontaire ou choisi comme victime. Ce joueur se laisse bander les yeux ou tourne le dos tout en offrant le revers de sa main aux autres joueurs parmi lesquels un/e d’entr’eux lui tape dessus. Peut-être, l’intention de l’inventeur inconnu de ce jeu au début n’était que toucher ou frôler la main de la victime tout en aidant l’enfant à développer certaine qualités intuitives et détectives en trouvant le/la coupable. La réalité dit le contraire. L’image, le son et les rires moqueurs des joueurs qui me tapaient sans pitié me hantent encore l’esprit. En effet, le nom de jeu à la main chaude était à la hauteur de sa réputation. Le pire pour les victimes, c’est la ruse que les joueurs usent quand on découvre le joueur qui aurait tapé. Les autres joueurs qui représentent un jury de facto, peuvent décider qu’on s’est trompé et que l’accusation jugée fausse, l’accusé a droit à la vengeance en tapant une fois ou plusieurs malhonnêtement la main de la victime accusatrice. Quelle injustice !
4 Aout 2017, Austin, Texas
Et si on parle de cerf-volant ou « kap »? Les festivals de cerfs-volants se font jusqu’à date un peu partout dans le monde. En Haïti, officiellement je n’en ai pas encore vu un festival. Cependant, la tradition veut que dans la période des fêtes de Pâques et surtout le vendredi saint, des dizaines de milliers de cerfs-volants planent dans nos cieux bleus. Quel spectacle ? Pas si vite ! Chez nous, on ne se contente pas comme on le fait dans autres pays d’apprécier la beauté de ces oiseaux en papier. Non, dans toutes nos villes dans la queue (extrémité qui stabilise) on y ajoute plusieurs lames de rasoirs. Pourquoi ? Si vous êtes Haïtien/ne, vous devez le savoir. La malice veut que seuls les grands cerfs-volants dit « grandou » (grand’ours ?) doivent être les seuls à survoler. Le « grandou » voltige avec le seul but d’utiliser sa longue queue meurtrière pour couper le fil des petits cerfs-volants (voye ale/faire disparaître) ou profiter de sa taille et son filet très résistant que les autres pour pirater (koule) les plus petits cerfs-volants. Imaginez-vous ces enfants victimes de ce « grandou » qui appartient au « gwo nèg » (grand nègre). Ils assistent impuissants au sabotage ou piratage de leurs joyaux, leurs bijoux ; leurs jolis « kap ». Quelle horreur? Quelle lâcheté ?
Les incidents ne manquaient pas. Je fus témoins d’un grandou chassant un petit cerf-volant laissa trainer sa queue comme piège. Malheureusement, ses rasoirs avaient déchiré les oreilles d’une enfant de cinq enfant qui voulut l’attraper. Ce fut la panique dans le quartier. Les parents de l’enfant voulaient se faire eux-mêmes justice. Heureusement, certains personnages respectés du quartier avec leur intervention et un paiement comme indemnité pour prendre soin des blessures de la fillette avaient pu calmer les esprits.
San vouloir m’éterniser sur tous les jeux traditionnels, je pense qu’il serait injuste de ne pas mentionner les jeux de dominos.
4 Aout 2017, Austin, Texas
Je me rappelle surtout de ces expressions « chen manje chen » ou « tous contre tous », « pi gwo pi gra » ou « plus gros, plus gras ». Un américain dirait: « the biggest, the fattest». Ces exemples de jeu, qui offrent une panoplie d’affreux stéréotypes, se caractérisent surtout par l’absurdité des peines affligées au perdant à qui on nomme « le Chien ». Le chien (ou chen) ne recoit pas le traitement recommande par les protecteurs des animaux qui abondent dans les pays riches ou dans les familles aisées de chez nous. Non. Le chien, traité à l’haïtienne n’a aucun droit, toutes les règles improvisées du jeu lui sont défavorables. Avant de parler ou de faire une réclamation, il doit demander permission qu’on lui refuse sans besoin aucun d’offrir une justification. Les punitions sont mêmes physiques comme les pinces de bois qui s’attachent la peau généralement au visage. Assez souvent le perdant croupit sous le poids d’un bloc (de mortier ou brique). La farine (de blé) dans certains quartiers est utilisée pour masquer le visage de la victime comme un zombi. Les insultes et injures nauséabondes contre le soi-disant perdant ou chien abondent. Les réactions comme espérées sont parfois très bêtes et proportionnelles à ces mauvais traitements.
Des frères, des amis au lieu de faire de ces moments sociaux comme une forme de détente, un moment de joie se s’affrontent comme des ennemis farouches. Je m’abstiens de décrire d’autres jeux cartes et autres comme le fameux « jwèt bezig », football « bosal » ou « gason pa kanpe », etc. Maintenant, aidez-moi à répondre la question que je me suis posé antérieurement. N’y aurait-il un quelconque impact négatif dans le cas de nos jeux traditionnels sur les générations présentes?
4 Aout 2017, Austin, Texas
Le jeu est la forme la plus élevée de la recherche selon Albert Einstein. Donc, un peuple qui passe des décennies à jouer ces jeux traditionnels où la plus grande satisfaction des joueurs gagnants n’est autre que la souffrance, la douleur, les châtiments imposés aux autres joueurs qui auraient commis l’unique crime de porter l’épithète de perdant, cela devrait nous laisser perplexes. Aujourd’hui les enfants d’autrefois deviennent les adultes qui portent les bâtons, les fusils, les clés des prisons, les propriétaires des grandes boutiques, les gardiens des coffres-forts de la nation. A mon avis, il y a de quoi s’inquiéter. J’entends encore la voix de Koupé Kloué répétant : « tout abitid se vis ». Jusqu’à date, certains Ayitiens s’accrochent encore et fortement à ces jeux pour cracher des accusations honteuses, des propos dégradants, des humiliations viles, pour montrer leur avidité comme dans ce jeu « banm tout ».
S’il semble facile à nos intellectuels de prêcher sur la violence dans les jeux de vidéos qui consument nos enfants et nos jeunes des pays développés, il est impératif d’analyser les conséquences néfastes de certains jeux du passé introduits chez nous par les anciens colons français et espagnols. Et qui sait si cette facette abusive ne fut pas encouragée aux esclaves par les maitres et pour le plaisir des maitres ? Pour l’instant, je laisse le soin aux experts en sociologie, en psychologie de trouver toute explication scientifique sur le danger que représente la violence incarnée dans les jeux traditionnels pour les générations présentes.
Pendant que vous y pensez, je vous invite à encourager les jeux qui renforcent notre fraternité à la maison, notre solidarité dans notre communauté, notre unité comme peuple. Trouvons plutôt le plaisir dans les primes et gratifications des jeux non pas dans les punitions irrespectueuses et inhumaines qui rappellent l’ère esclavagiste. Ne soyons plus créateurs et innovateurs de violences physiques et mentales dans les jeux chez nous. Cautionner, sans jurisprudence, les abus de toutes sortes dans les jeux traditionnels ou modernes, c’est implicitement se faire complice de la situation actuelle d’une société haïtienne en proie aux actes de délinquance, criminalité, de corruption, d’injustices de toutes sortes. Les enjeux des jeux déréglés du passé peuvent se relever fatals sur les générations présentes tout comme les ceux du présent sur les futures générations. Le respect et bien-être des autres et de nous-mêmes ne sont pas à hypothéquer pour un simple jeu. Diyite on moun pa on jwèt. Peyi nou pa on ti jwèt. Il est temps de montrer aux générations présentes et futures la signification et l’importance de ce proverbe haïtien : « Tout jwèt se jwèt, men kòchèt pa ladan-l sinon le proverbe français deviendra prophétique quant au sort du peuple haïtien : « heureux aux jeux, malheureux dans la vie » !
Rodelyn Almazor
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Blog/Group: Pwezi Komedi Kreyòl
(Culture et littérature ayitienne)