Des mots pour nommer et normer le patrimoine
Le patrimoine recouvre des notions et des pratiques, associées à des objets ou à des savoirs, dont « La perte constitue un sacrifice et dont la conservation suppose des sacrifices ». Ces notions et les désignations des objets qui leur sont associées, comme les concepts qu’ils infèrent, diffèrent selon les univers linguistiques, géographiques et temporels, alors que des processus de normalisation, dans un contexte mondialisé, tendent à unifier le vocabulaire du patrimoine. À ce titre, les concepts articulés autour du mot patrimoine et insufflés par l’UNESCO, dans un même mouvement, postulent des valeurs universelles et menacent toute pratique alternative ; ce n’est pas le moindre paradoxe des ambivalences et des trajectoires sociales et politiques du mot. Source de mobilisation et de revendication, ce mot est aussi le ressort des confiscations, des spoliations et des séquestres.
Dans cette même veine, la diversité des formes et des modes de production des mots du patrimoine, reflets d’univers spécifiques, culturels et identitaires, peut également être négligée, voire reléguée dans l’espace masqué ou lointain des langues régionales, vernaculaires, autochtones, locales ou minoritaires. Alors que les concepts et les objets constitutifs du patrimoine varient d’une culture à l’autre, d’une langue à l’autre ; un arasement culturel est à l’œuvre, sous la pression d’un algorithme puissant, postulant des valeurs universelles, ressort du soft power des diplomaties culturelles, déployées au XXe siècle.
La question d’une approche diversifiée du patrimoine, mettant en relief des traditions marginalisées, voire discriminées, reste donc tout entière posée. L’ambition d’un élargissement, tant conceptuel que théorique, de la notion de patrimoine, appartient aux diverses tentatives – engagées par les anthropologues notamment – de classifier et d’analyser le patrimoine dans divers contextes socioculturels, certes, mais aussi en vertu d’une approche pluridisciplinaire. Ainsi, de nouvelles thématiques se sont-elles imposées. C’est le cas, par exemple, de la participation, alliant la problématique de la « gestion » des biens et des pratiques socioculturelles à celle des communautés visées par les politiques en matière de patrimoine, voire à l’écart qui, souvent, les sépare des faiseurs de telles politiques. C’est le cas également des paradoxes et des conflits que les politiques multiculturalistes entraînent potentiellement pour les populations concernées, doublé de la pratique du heritage prospecting (expression calquée sur celle de bio-prospecting), transformant le patrimoine en une ressource hautement politisée, saisie dans un processus d’émergence et d’expansion, en bref, comme l’enjeu central de nouvelles revendications.
Le droit rend compte et cristallise ces usages sociaux et politiques. La réécriture de l’équilibre fonctionnel de la société internationale, jusqu’alors dominée par la figure de l’État souverain, et aujourd’hui concurrencée par une internationale civile, est un symptôme, parmi d’autres, de cette introduction de nouveaux acteurs – communautés et groupes sociaux – dans les processus de reconnaissance de ce qui fait patrimoine. Ce renversement des modes de désignation des formes et des espaces patrimoniaux, est notamment opéré par l’octroi de nouvelles titularités aux communautés et groupes sociaux, investis du pouvoir d’identification du patrimoine culturel immatériel par la Convention UNESCO de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, et réévalués sous le vocable de communautés patrimoniales, par la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur les valeurs du patrimoine pour la société, adoptée à Faro, en 2005.
Ce mouvement de débordement fissure un modèle où l’État était la figure exclusive, titulaire du pouvoir de nommer et de normer le patrimoine. « Au moment même où l’on nomme la chose, on la norme […]. La forme du travail juridique serait donc celle du syllogisme ». C’est cette approche par le droit que bouleversent les usages, les appropriations et les nouveaux modes de désignations du patrimoine.
Emmanuel Saintus