Un nouvel épisode vient de commencer avec la nomination d’un quatrième Premier Ministre nommé au cours des trente premiers mois de la présidence de Jovenel Moïse. Ce nouveau Premier Ministre est à peine connu de la communauté politique d’Haïti mais dispose quand même d’une certaine expérience de la fonction publique du pays. Officiellement, il n’appartiendrait à aucune organisation politique particulière, sauf une affinité nettement affichée avec le PHTK et certains réflexes de droite, si je me fie à certaines prises de positions publiques qu’on lui prête sur les réseaux sociaux. Remarquez qu’il s’en défend bien, et c’est de bonne guerre. Néanmoins, les réflexions que nous échappons malencontreusement sur la Toile, ont la fâcheuse manie de revenir nous hanter plus tard, au moment où l’on s’y attend le moins. Et il n’avait pas vraiment besoin de ce handicap, avec tout ce qui l’attend, au détour, au Parlement.
Nous revoilà donc plongés dans un nouveau mélodrame de ratification d’un Premier ministre nommé, allant raconter une fable baptisée Énoncé de Politique générale, à nos parlementaires qui en redemandent. La première expérience récente que j’avais suivie en direct sur mon ordinateur, ce fut la séance de présentation de l’Énoncé de Politique générale du docteur Gary Conille. Lors de cet exercice périlleux, il avait soutenu avec aplomb qu’il avait des plans pour faire passer l’économie du pays à un rythme de croissance de 6 à 7% du PIB par an. Certains parlementaires en avaient ri à se rouler par terre, lui demandant, avec tout autant d’aplomb, s’il avait bien étudié ces projections de croissance avant de les formuler aussi péremptoirement. Mais tout le monde avait compris qu’il s’agissait d’un exercice de style, une espèce de théâtre pour consommation interne au Parlement et dans la population. L’espoir fait vivre. On ne sait jamais… Évidemment, les résultats ne furent pas au rendez-vous, lorsque vint le temps des bilans. D’ailleurs, le Premier Ministre Gary Conille ne garda pas son poste longtemps. Huit mois et onze jours avaient suffi au Président Martelly, qui l’avait choisi, pour vouloir s’en défaire, par tous les moyens. Et toutes les fables, qu’il avait racontées lors de la ratification de sa nomination, sont restées telles quelles furent, dès le départ : des fables pour endormir les crédules.
Avant Conille, le Président Martelly s’était fait refuser ses deux premiers choix pour la Primature : d’abord, Gérard Rouzier, ensuite Me Bernard Gousse. Le Parlement, dominé à l’époque par des membres du Parti INITE de l’ex-Président René Préval, avait tenu tête à cette recrue de Président qui faisait ses premières armes au pouvoir. De sorte que ces Premiers Ministres nommés n’eurent même pas l’occasion de présenter leur numéro d’Énoncé de Politique Générale au Parlement. Leurs candidatures furent rejetées par le Parlement dans les «sparages» préliminaires.
L’histoire fut un peu différente avec le successeur de Conille : Laurent Salvador Lamothe. Lui aussi avait raconté monts et merveilles à des parlementaires prédisposés à sa ratification. À cette occasion, un coloré sénateur, aujourd’hui devenu chef de parti politique, eut à dire que ses collègues avaient été copieusement arrosés. Tout moun te jwenn. Haïti devait devenir un pays émergent, à l’horizon 2030. Haïti allait enfin décoller, contre toute attente. C’était ce qui avait été alors vendu à nos parlementaires qui se voulaient crédules mais pas assez «égarés» pour ne pas monnayer copieusement leur vote à la ratification de ce nouveau faiseur de miracle. Lui aussi, il s’est cassé les dents sur les réalités politiques sociales et économiques du pays. Il a tenu le coup pendant 31 mois, ou presque. Il a finalement été lâché par son ami Président. Tel un fusible politique, c’est lui qui sauta pour absorber la grogne populaire qui visait le Président. C’est lui qui paya le prix de la défaveur politique de son Président. Jusqu’à ce jour, il ne s’en est pas encore remis, politiquement. Il est d’ailleurs indexé dans les divers rapports sur les malversations, les gabegies et la mauvaise administration publique qui a sévi, ces récentes années, au pays.
Evans Paul, qui lui a succédé, n’a jamais pu passer l’étape de la ratification de sa nomination comme Premier ministre. De sorte qu’aujourd’hui encore, quand on se réfère à son passage à la Primature, on doit lui accoler le titre peu flatteur de Premier Ministre «de facto», donc illégitime.
Puis vint la période intérimaire du Président Jocelerme Privert. Son premier choix pour la Primature, l’économiste Fritz Jean, a usé de bagout et de sa science, mais en vain. Ce fut peine perdue car les adversaires politiques au Parlement ne voulaient rien savoir de cette candidature, peu importaient les rêves qu’il pourrait leur faire miroiter. Ses contorsions politiques laissèrent le Parlement de glace. Il fut retourné à ses chiffres pour accepter en un tour de main un autre candidat aussi inattendu qu’insipide, le translucide Énex Jean-Charles. C’était bien un expert mais surtout dans l’art de se fondre dans son environnement politique, ce qui était un atout fort appréciable, à l’époque.
Mais tous ces illustres personnages étaient arrivés à une période où le gouvernement n’avait pas la majorité en Chambre pour faire adopter ses politiques et ratifier ses nominations. Depuis l’avènement de Jovenel Moïse à la présidence, tel n’est plus le cas. Il détiendrait une majorité absolue au Parlement, si on combine le vote des partis politiques qui sont ses alliés représentés au Parlement, comme le KID, Bouclier, INITE et autres. Donc, en principe, les politiques prônées par les gouvernements de Jovenel Moïse, ses choix de premiers ministres, les grandes décisions économiques et administratives de ses gouvernements, ne devraient pas avoir de difficulté à obtenir la bénédiction parlementaire. Or, la réalité est tout autre. Son premier Premier Ministre, le bon docteur Jack Guy Lafontant, a été tellement inapte, politiquement et administrativement, qu’il a dû démissionner en catastrophe, anticipant de justesse son renvoi pur et simple par le Parlement, à la suite d’une série de décisions catastrophiques, les unes plus que les autres, poussant la population jusqu’à l’émeute. Cela fait plus d’un an depuis que le pays erre, sans politique définie, sans un gouvernement clairement aux commandes. C’en est tellement criant, que des émissaires internationaux sont venus récemment dire de vive voix au Président, qu’il était temps pour lui de commencer à gouverner.
L’intermède Jean Henry Céant fut une autre perte de temps. En principe, la Chambre des Députés, acquise en majorité au Président de la République, ne pouvait plus attendre son tour pour renvoyer cavalièrement un Premier ministre pas assez obéissant et un tantinet trop indépendant, à son goût. Même si cela pouvait entraîner des retards dans les décaissements de subsides de la part d’institutions internationales ou de pays étrangers, ils ne pouvaient pas reporter leur décision pour favoriser les intérêts supérieurs du pays, le temps d’obtenir la signature du prêt accordé par le FMI ou de recevoir des subventions promises par l’Union Européenne, sous réserve d’une certaine stabilité politique et d’un gouvernement légitimement reconnu par les instances législatives, tel que prévu par la Constitution du pays. Il a fallu plonger dans la tourmente, quitte à nager pour s’en sortir. Mais cela est devenu un vrai sauve-qui-peut, finalement.
Pour faire bonne mesure, le Président persiste dans la même veine. Il vient de choisir son quatrième Premier Ministre dans le même moule que son premier et que son troisième. Fritz William Michel est une grande inconnue politique pour les observateurs habitués aux acteurs politiques du pays. Et c’est à cette verte recrue que le Président va confier la tâche de redresser la barque de ce pays en perdition, en pleine tourmente et sans les moyens financiers adéquats pour le soutenir dans cette épreuve. Pire encore, il lui monte un cabinet ministériel largement à son image: des recrues, pour la plupart, sans grande expérience politique. Aurait-on voulu les envoyer au casse-pipe qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Le seul bon coup de cette nouvelle mouture gouvernementale, c’est la parité du genre, au sein du gouvernement. Cela prouve que quand on veut y mettre le prix, quand cela peut être une carte de visite opportune, on peut effectivement faire mieux que respecter la loi et parvenir à la parité du genre dans les sphères importantes de décisions nationales.
Mais, cela suffira-t-il pour faire pencher suffisamment la balance et faire contrepoids à tous les handicaps liés, notamment à l’inexpérience criante de l’équipe gouvernementale ? À peine nommé, le Premier Ministre, Fritz William Michel, traîne derrière lui, comme les clochettes attachées au véhicule d’un jeune marié, des déclarations fracassantes et sans philtres politiques qu’il aurait faites dans un passé plus ou moins révolu et qui n’ont pas mis de temps à le rattraper. Bien sûr, on pourrait les mettre sur le compte de sa jeunesse fougueuse et de son inexpérience politique. Nous avons tous, pour la plupart, à un moment ou l’autre de notre vie, commis une erreur ou deux et échappé une réflexion qui aura dépassé un peu notre pensée. Dans la philosophie chrétienne, on peut toujours se racheter, il suffit tout simplement de reconnaître son tort, de faire acte de contrition et de se repentir sincèrement, en promettant formellement de ne plus retomber dans les mêmes travers. Ce n’est pas si cher payé pour des fautes assez graves, un acte de contrition suivi d’un repentir sincère. Même que le pardon peut être obtenu autant de fois qu’on retombe dans son péché mignon, pourvu qu’on ait la grandeur d’âme et l’humilité de reconnaître sa faute et de se repentir, quitte à le faire à répétition. Mais, même cela semble au-dessus des forces de notre jeune Premier Ministre nommé qui proteste avec véhémence de son innocence et préfère lancer des enquêtes à tous vents, pour retrouver le criminel qui avait la prescience qu’il deviendrait un jour un grand personnage, appelé à présider aux destinées de ce pays, et qui, malicieusement lui avait prêté ces déclarations désobligeantes, juste pour lui nuire, des années plus tard.
Mais ce n’est pas tout. Il ne semble pas très clair que sa ratification soit un pari gagné d’avance, même à la Chambre des Députés. Certains partisans du gouvernement ne semblent pas être tout à fait vendus à l’idée de ratifier ce gouvernement qui ne leur a pas fait la part assez belle, à la veille des élections à venir prochainement. Ils voudraient alors faire monter les enchères et tirer un peu plus sur la corde, téter à la mamelle gouvernementale, le plus longtemps possible, et se garantir un parachute doré quelque part, en cas de faux pas électoral.
À la Chambre haute, c’est une autre paire de manche. Certes, là aussi, le gouvernement pourrait disposer d’assez de voix pour faire accepter le Premier Ministre Michel et son cabinet ministériel. Mais la marge est beaucoup plus restreinte qu’à la Chambre des Députés. En dehors des quatre sénateurs officiellement opposés au gouvernement, à savoir: Évalière Beauplan, Nénèl Cassy, Antonio Chérami et Ricard Pierre, il n’est pas dit que le gouvernement pourra compter sur le vote des sénateurs Youri Latortue, Patrice Dumont, Jean Renel Sénatus, Jean-Marie Junior Salomon, Jacques Sauveur Jean, bien que celui-ci soit membre du PHTK, Dieupie Chérubin. Même Joseph Lambert pourrait reconsidérer son vote. Il faudra inévitablement obtenir 16 votes pour que le Premier Ministre nommé gagne son pari, si, toutefois, le Sénat parvient à tenir une assemblée avec quorum. 16 voix sur une possibilité de 28, si tous les sénateurs parviennent à se réunir, ce n’est pas vraiment dans la poche. Donc rien n’est vraiment sûr pour le Premier Ministre nommé, Fritz William Michel, lors de l’épreuve de la ratification de son Énoncé de politique générale. Et dire que tout ce trouble aurait pu être épargné au pays? Il suffisait juste de laisser Jean Henry Céant, à la Primature, menotté par un cabinet sur lequel il n’avait aucun pouvoir, aucune ascendance et dont l’allégeance allait sans contredit au Président Jovenel Moïse. Mais, en raison du caractère irréfléchi et puérilement impulsif du Gouvernement, plus précisément du Président, nous revoilà encore plongés dans un autre carrousel, avec un parcours en montagnes russes qui nous laisse pantelants, à chaque courbe, et le souffle coupé, à chaque descente vertigineuse, sans pouvoir vraiment anticiper l’issue finale, le fil d’arrivée. Mais qui a dit qu’on devait faire plus simple, quand on peut faire compliqué à souhait ?
Pierre-Michel Augustin
le 30 juillet 2019