Rasin Ganga
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‘’Le mouvement descendant du cycle de l’humanité qui l’attire vers son pôle inférieur’’ semble connaître chez nous une vitesse d’accélération de nature à faire douter les plus optimistes de la possibilité d’un relèvement collectif.
Tout se passe comme si les signes de l’effondrement global se réfléchissaient en effet de miroir sur ce bout d’île , pour alarmer de l’urgence d’un sursaut à l’échelle planétaire. Mais à trop miser au fond de la vague , il y a risque désormais de rater le moment de sa crête.
N’est-il pas temps pour Haïti de présenter sa vraie face et cesser de renvoyer au monde sa laideur amplifiée ? L’intelligence du moment appelle à un changement de perspective et à tirer bilan de plus de deux siècles d’errance en châtiment du parricide qui nous a valu de ‘’monter le ciel de dos’’, le regard absorbé par les horreurs qui nous effraient. A force de parodier la croix ensanglantée, on a troqué le Christ pour le cercueil ‘’ madoulè’’. Et nous avons attiré sur nous tous les malheurs d’un monde fait pour nous écraser, qu’il nous incombait, au nom de l’humain/moun, de transformer.
UNE ÉCLATANTE LEÇON D’HISTOIRE
Poursuivant le chemin de leur mission historique, des milliers de migrants, en avant garde de la multitude, font éclater au grand jour la contradiction entre la globalisation du capital et le maintien des frontières figées, héritées des premiers moments du colonialisme. Prenant à l’envers le devoir d’ingérence, ils revendiquent l’ouverture du marché du travail et la libre circulation de tout et de tous au sein de l’empire. Ils entreprirent de franchir le fleuve qui sépare les deux mondes, exhibant la nudité du roi en même temps que les vices cachés de l’empire des droits de l’homme. L’échange politique inégal qui astreint les ¾ de la population mondiale à se nourrir d’élections au prix trop souvent de bombardements humanitaires, dévoile son absurdité. Quelle étrangeté en effet cet empire à souveraineté variable dont la portée illimitée s’accorde à des modalités insolites de contrôle discriminatoire et restrictif des espaces et des gens!
Contradiction entre une prétention à l’universalité et une exigence de confinement territorial exclusif. Contradiction entre le mouvement libre du capital et des biens et le cantonnement abusif du travail et des personnes. Quand les habitants de l’enfer, les damnés de la terre, envahissent le paradis, c’est le signe annonciateur d’un méga bouleversement apocalyptique. D’aucuns qui ne s’affolent pas, à tort ou à raison, de leur éventuel remplacement, parleraient de préférence du Grand retournement. Las de subir enfermés dans des bornes fictives, les dommages collatéraux de la mondialisation déferlante, ces hôtes de la géhenne se lancent à l’assaut de la terre promise de la démocratie et du bien-être matériel. Pourquoi en effet attendre sur place pétrifiés que la modernité tienne ses promesses, alors qu’il suffit de partir à sa rencontre?
A l’encontre des ‘’dirigeants’’ chimériques dont l’existence est tributaire de cette modalité surannée d’administration du chaos comme dispositif de contrôle de la périphérie, la multitude en mouvement se lance, mains et corps nus, à l’assaut de la citadelle impériale. Elle entend ce faisant manifester sa présence souveraine hors des limites imposées mais en libre circulation au centre de l’empire. En bonne lectrice de Samir Amin, elle aborde à sa manière l’équation du développement inégal, en réalisant que le contrôle restrictif extra économique de la mobilité des corps est impératif à la libre accumulation du capital. A la nature fixiste de la souveraineté étatique fictive, elle oppose en défi le respect de la souveraine dignité des corps en exaltation.
UN ENSEIGNEMENT POUR LE TEMPS PRÉSENT
La leçon adressée aux ‘’élites’’ asservies est simple et limpide.
La posture indigente sur la scène internationale est en corrélation directe avec les turbulences politiques internes alimentant l’instabilité, la misère, la dépravation civique et la corruption systémique. L’immixtion arrogante et sans fard de la communauté internationale y fait allègrement son lit, au nom d’un devoir d’ingérence sans responsabilité de réparer. Il s’ensuit que le positionnement d’Haïti vis à vis de l’ordre mondial est déterminant en dernière instance de la situation interne. Expression d’une stratégie réparatrice, il est producteur de dignité et de fierté en accordance à l’utopie émancipatrice qui a accouché 1804. Enfermé dans la logique de l’assistance humanitaire, il poursuit l’abdication de 1825 en droite ligne du coup d’Etat contre révolutionnaire du Pont rouge. A la conflictualité introduite dans l’ordre colonial, se substitue dès lors une polarisation interne par reconduction de la structure hiérarchique du système de plantation ; véritable frein à la tentative d’ériger un Etat moderne haïtien, au profit d’une forme politique anémiée, tenue sous perfusion par la puissance hégémonique du moment. Car il n’y a d’Etat que dans un cadre concurrentiel qui définit les autres comme compétiteurs ou adversaires potentiels en accumulation de puissance. Qu’on y promeuve des relations de coopération est plutôt indicateur de leur inclination aux conflits. Par contre la subordination à l’ennemi annonce l’obsolescence de l’Etat, actée par le remplacement de la guerre véritable par la guerre civile. Par le ‘’rachat’’ de leur reconnaissance internationale, les anciens protagonistes de la guerre du Sud n’ont fait qu’abdiquer le droit à la souveraineté politique. Suivant en cela leur statut social, obtenu par manumission, qui les condamne à ne pouvoir jamais intensifier leur acte d’être dans la liberté pleine et entière.
La péremption de l’Etat procède du choix affranchi de dominer ,par la ruse , la masse des nouveaux libres au lieu d’affronter la puissance coloniale. En d’autres termes, l’abandon pur et simple du projet émancipateur Haïtien. Retournement de la nation contre elle-même qui dévie l’énergie de la mission historique du peuple, de la guerre patriotique défensive vers un ‘’chen manje chen’’ structurel qui minera définitivement notre capacité de négociation sur la scène internationale. Il ne faut pas chercher ailleurs le fondement de la corruption systémique qui caractérise l’Etat affranchi, liée à son caractère manifestement extraverti.
Le transfert de la conflictualité coloniale dans l’ordre interne, en polarisation socio-raciale, installe l’étranger définitivement en arbitre intéressé de nos divergences, qu’il ne manque pas d’exacerber en opposition irréconciliable. Phénomène qui explique ,entre autres ,le rachitisme et l’asservissement structurel de la société civile, condamnée à jouer le relais des élucubrations pseudo universalistes des sempiternels clubs des amis des noirs.
Ce combinatoire d’assujettissement aussi bien au niveau public que privé, collectif qu’individuel, perpétue les conditions de reproduction de régimes politiques inciviques, anti nationaux et autocratiques. Seule la compétition hégémonique entre les puissants assura, dans une conjoncture particulière, un semblant d’existence à cette souveraineté subalterne.
L’avènement de l’impérialisme étasunien réduira la marge d’autonomie qu’elle a négociée péniblement tout au long du XIXe siècle. L’ère bipolaire ouvre un intermède favorable à la sous-traitance de la souveraineté périphérique, grâce à la compétition acharnée entre les deux blocs. Le monde s’est mué en un champ de bataille qui redéfinit la nature de la guerre. Tout conflit interne est désormais en écho à la polarisation entre les deux blocs. Et vice versa ,les politiques internes font résonner l’affrontement est/ouest. Il en résulte que chaque super puissance a intérêt à veiller à la stabilité de son espace satellitaire.
A cause de la nécessité d’éradiquer dans les sociétés satellites de potentiels ennemis internes, l’expertise autoritaire de ces infra états policiers est sollicitée. L’occasion est offerte d’établir une confusion entre les ennemis historiques locaux des couches dirigeantes et ceux de l’impérialisme. Cette collusion entre guerres civiles et internationales va favoriser une stabilité hégémonique qui conforte les autoritarismes périphériques. L’équilibre de la terreur interne, instrumentalisé par les anciennes puissances coloniales pour contrôler la société, trouvera un débouché naturel sur le marché de la guerre froide. Progressivement ce phénomène se traduit par l’avènement d’une forme extravertie de légitimité politique qui sera ouvertement assumée à l’ère de la ‘’diplomatie communautaire’’ avec le fameux ‘’Core group’’. Paul Magloire l’avait déjà compris et instrumentalisé contre Estimé d’abord , puis dans son sillage les généraux putschistes contre Fignolé. Avant que Duvalier en use de manière machiavélique pour asseoir sa présidence à vie. Une vie dont le destin tourmenté, comme celui de tout autre ‘dirigeant coopté’, est en définitive sous les griffes de l’aigle étoilé, même quand ‘’Baron samdi’’ menaçait de temps à autre de la livrer à l’empire du mal.
L’effondrement de l’un des deux blocs d’ennemis intimes, marque le triomphe sans partage du néolibéralisme, rendant pratiquement inutile le maintien de la façade étatique de certaines nations périphériques. S’est alors opérée une accélération du transfert du pouvoir vers des mégas entités privées comme les ETN et les grandes banques. En même temps les fonctions régaliennes des pouvoirs publics sont redistribuées, d’une part en activités caritatives vers des ONG ou autres organismes humanitaires. Et d’autre part à des entreprises criminelles plus efficaces à exercer la violence nécessaire au contrôle de populations abimées par les dommages collatéraux de la marche infernale d’une mondialisation débridée. Ce sont elles qui régissent maintenant de manière effective l’existence de l’immense majorité des habitants de la planète. L’astuce trouvée est de soustraire au contrôle souverain l’essentiel de ce qui participe de la production de la vie collective, pendant que l’on proclame promotion et respect des droits individuels. En d’autres termes un retour à l’état de nature, une compétition de tous contre tous, dans un sauve qui peut général présenté sous les beaux atours de la démocratie libérale. Et pourtant ces réalités pas nécessairement bien camouflées se reflètent rarement dans les stratégies des mouvements citoyens en faveur d’un changement démocratique. Au contraire elles s’enferment dans le piège du ‘’chen manje chen’’ en gaspillant l’énergie de révolte dans les faux enjeux de lutte pour un pouvoir factice qui n’a plus pour substance qu’un semblant rôle de représentation, dans le sens plutôt spectaculaire du terme. A défaut d’assumer le coût révélé trop exorbitant des interventions militaires humanitaires suivies des state building, le colonialisme de troisième type a orchestré de deux manières l’implosion des souverainetés périphériques. En douceur (soft) , par le biais d’une inflation indigeste de droits individuels et de brigandages électoraux , vendus sous le label de démocratie libérale. Et de manière brutale (hard) sur fond de misère et de désespérance, par l’entretien d’un régime de violence éclatée, hors contrôle d’un pouvoir souverain local, mais facilement manipulable par l’ordre supra national, pourvoyeur de moyens matériels et financiers et détenteur du monopole de leur fabrication et circulation. Ce dispositif de domination nous l’avons saisi ailleurs sous le concept de chaos administré. C’est une forme d’expression politique du capitalisme du désastre visant à aplanir l’expansion du marché au détriment de la souveraineté des peuples et à rendre le régime libéral compatible à la misère et au fondement inégalitaire de la mondialisation.
REDÉFINIR LA SOUVERAINETÉ POLITIQUE
Puisqu’il s’avère un leurre des couches intermédiaires pour sauvegarder au rabais leur fonction de représentation et une fine marge de manœuvre de domination locale des masses, le combat pour la souveraineté politique mérite d’être redéfini. Il s’est déployé jusqu’ici au détriment de l’autonomie et de la dignité du peuple en obscurcissant paradoxalement la responsabilité de l’ordre mondial dans l’effondrement global et local. Or l’un étant l’expression de l’autre sur une échelle certes différenciée, mais intrinsèquement imbriquée, toute stratégie qui n’arrive pas à les faire tenir ensemble, participe de l’entreprise idéologique de camouflage de l’effectivité du colonialisme. Cet aveuglement à propos des véritables enjeux de cette fin de cycle, s’avère d’autant plus dangereux , qu’à l’ère de l’effondrement se réveillent les vieux démons du racisme, de l’eugénisme et des’’ solutions finales’’ dont les peuples subalternisés constituent les cibles privilégiées. Car à chaque soubresaut du bateau fou de la mondialisation capitaliste, la tentation irrésistible est d’envoyer par-dessus bord les damnés de l’ordre suprémaciste occidental.
Le drame des milliers de migrants noyés régulièrement dans la méditerranée et celui du peuple de l’exode refoulé sur le chemin de la terre promise par les prophètes libéraux , est de nature à alerter sur l’actualité d’une apocalypse que l’on voudrait sélective. La barque de la mondialisation prend l’eau de toute part et l’on s’apprête une fois encore à l’alléger des embarqués de force. Sauf que cette fois ci il s’agit d’un gigantesque Titanic dont le naufrage annoncé risque d’être accéléré par ce tri macabre.
Le précurseur, instigateur le plus clairvoyant de notre processus de libération, avait opté pour une large région autonome du nouveau monde au sein d’un empire trans -racial. En avance sur son temps, selon plus d’un ou simplement en conformité avec une conscience aigüe d’une certaine idée de l’homme, il a posé l’horizon de notre trajectoire historique de peuple. Quitte aux générations successives éclairées de sa lumière à porter le flambeau à la dimension de l’heure.
EN MODE CONCLUSIF
Se désinscrire du cadre de la colonialité exige de se démarquer des formes politiques issues de la modernité européenne et de l’imaginaire négatif de notre existence qui les instruit.
Puisque ceci est désormais de l’ordre d’un impératif existentiel, il nous importe , plus que d’autres , de nous rapporter au monde de manière à impulser sa transformation. Il y a manifestement plus de dignité à périr sur le dur chemin de l’exode, en faisant valoir ses droits, qu’à quémander sa survie dans le shéol qui nous est assigné. De même qu’au XVIIIe siècle, des cales des bateaux négriers, les survivants de la tempête coloniale esclavagiste ont indiqué une pleine vision de la liberté et de l’humain, le peuple haïtien est condamné à anticiper le monde à venir.
Changer de monde pour transformer ce monde.