Rasin Ganga
La mondialisation a la vertu de nous inciter, sinon à sortir de notre insularité, du moins à prendre conscience de la dimension globale des problèmes locaux. Quasi instantanément et conjointement, des ondes de choc traversent du centre à la périphérie, sans ordre de préséance , les sociétés en voie de déstructuration par le marché, confrontées aux mêmes types de problèmes. Insécurité, corruption, élargissement du fossé des inégalités, concentration des richesses , précarité, crise de la représentation, perte de crédibilité des gouvernants, méfiance à l’égard des institutions etc.
Ce phénomène est à rapprocher du fameux principe de l’effet papillon ,tiré du vieux proverbe chinois , exacerbé en la circonstance « le battement d’aile d’un papillon peut déclencher un ouragan à l’autre bout de la planète. »
Un tel phénomène signifie que si une petite perturbation initiale se produit dans le système, du fait d’un processus d’amplification, elle pourra générer des conséquences beaucoup plus importantes à court ou moyen terme. Hannah Arendt constatait déjà ce qui allait s’aggravant depuis de manière inimaginable «La crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l’activité humaine se manifeste différemment suivant les pays, mais on peut poser comme règle générale de notre époque que tout ce qui peut arriver dans un pays, peut aussi, dans un avenir prévisible, arriver dans presque tous les autres».
Sans parler des défis qualifiés de globaux auxquels, à des échelles certes différentes, chacun contribue peu ou prou. De telle sorte qu’à des nuances près, une grille de lecture commune suffirait à rendre intelligible les explosions sociales survenues d’un pôle à l’autre du système mondial néolibéral. Dans un entretien sur la situation de son pays, Marcel Gauchet la présente ainsi « Le climat actuel se distingue par son illisibilité. On pourrait le résumer sous la forme d’une équation : Confusion + Désarroi + Inquiétude = Colère + Impuissance + Résignation. Avec ces quelques mots, nous avons là la gamme complète des affects qui traversent les individus et les groupes sociaux. La confusion, parce que nous sommes face à une série de problèmes qui n’admettent aucune solution dans les grilles de lecture idéologiques reçues. Donc désarroi et inquiétude : personne ne sait plus à quel saint se vouer. »
En reprenant à quelques mots près cette réflexion à propos du climat politique en France, nous ne la trahirions pas en y ajoutant ; et il n’y a aucune figure politique crédible, douée du charisme nécessaire pour canaliser ce bouillonnement explosif de frustrations en une force citoyenne de mouvement alternatif. La transposition pourrait se poursuivre sans jamais pouvoir déterminer la situation de référence. Qu’il s’agisse d’économies émergentes, de puissances centrales, ou de sociétés de la périphérie extrême, en modifiant à peine l’ordre de grandeur, le même constat s’impose.
« Impossible de continuer sur la même trajectoire sans qu’on discerne les voies d’un changement acceptable. Il n’y a plus de vision politique, au plein sens du terme, capable de tracer une perspective d’avenir claire. » D’où les réactions récurrentes de colère, comme la longue et épuisante aventure de pays lock en Haiti, qui a fini par fatiguer tout le monde, sans mentionner entre temps un ultime saut dans l’abime de la déshumanisation avec la «férocité noire» des gangs armés et son envers symétrique la fameuse opération Bwa Kale.
Le fait remarquable est qu’aucune force politique n’arrive à émerger de la crise pour rendre hégémonique un autre projet de société ni une alternative crédible à s’imposer dans des conditions qui paraîtraient a priori favorables.
Cette indigence de l’offre politique a de multiples raisons. La première est l’absence d’ analyse de l’évolution de notre société depuis celle dite pourtant schématique de Jacques Roumain de…. 1934. Dans les meilleures de nos têtes bien faites avec le cerveau à gauche et le cœur ainsi que le porte feuille dans tous les sens, le mur de Berlin est encore debout. Le Grand Soir a de beaux jours devant lui tandis qu’est superbement ignorée la réalité de l’effondrement général. Difficile d’agir sur des situations que l’on a du mal à appréhender en dehors des grilles d’analyse rouillées.
CRISE DE LEADERSHIP ET DÉSTRUCTURATION SOCIALE
Le fait est que nous sommes confrontés à une véritable crise de leadership. Quoi qu’on puisse rêver en «bon démocrate», aussi vrai qu’une autorité charismatique sans leadership collectif conduit tout droit à l’autoritarisme, l’inverse est une chimère de la bienpensance, sans aucune chance de prise sur le réel haïtien… L’ère post Aristide a laissé un vide d’autant plus difficile à combler, qu’elle a débouché sur une déconvenue, pour ne pas dire des frustrations allant jusqu’au découragement d’une bonne partie de la génération dite de 1986. Tout se passe comme si ratée l’occasion de 1991, l’histoire a fermé toute opportunité d’un sursaut à ceux/celles qui ont failli à la tâche. Il en est résulté non point un désengagement politique, sinon au sens noble du terme, mais une forme d’infra professionnalisation de la politique dans le sens le plus négatif. Le remplacement du militantisme par une course au poste à l’occasion d’éventuelles transitions qui récompensent le déchoucage de présidents mal élus. L’évolution des mentalités joue un rôle significatif dans cette corruption de la politique: l’individu d’aujourd’hui réagit davantage en personne privée, attachée à son épanouissement personnel: pourquoi s’attaquer à des problèmes ‘’insolubles’’ dans un environnement de plus en plus hostile, alors qu’il y a tant d’autres moyens plus confortables de réussir sa vie? Le fameux «naje pou soti», éthique méritocratique en situation de précarité extrême, promue par notre débonnaire président défunt, qui a eu l’insigne mérite de terminer ses deux mandats à l’ombre d’une armée d’occupation. Cela dit, l’individualisme triomphant n’explique pas tout. Il y a une raison encore plus profonde à cette crise du militantisme, qui est la mort des grandes idéologies.
Dans ce contexte, on ne peut parler de véritables mouvements sociaux. ni même de révoltes spontanées des masses. Les frustrations de la population sont accaparées sous forme de matières premières pour une production politique au rabais qui va servir de monnaie d’échange dans les transactions entre l’équipe au pouvoir mis aux abois et l’opposition qui vise à la remplacer. Ces luttes désordonnées traduisent l’indigence matérielle et idéologique des uns et des autres. Un individualisme de la misère poussant à la criminalité les caractérise, déterminant des formes d’action nihilistes, sans aucune perspective d’avenir. Elles sollicitent des réponses immédiates liées à la satisfaction des besoins personnels des acteurs ou à leurs préoccupations à court terme. De telle sorte qu’elles font apparaître la perte de confiance en une solution globale, au nom d’une orientation idéologique bien définie, aux problèmes individuels et collectifs. Difficile des lors de concevoir une alternative crédible, tant l’immédiateté des besoins ne laisse aucune prise à la construction de réponse structurée.
La dernière épisode de pays lock, tout en charriant les apories des précédentes, laissait entrevoir, par sa durée et sa violence, une faible possibilité d’émergence sinon de nouveaux acteurs, du moins d’autres formes d’engagement, pouvant déboucher sur une offre politique acceptable. Mais elle a fini par épuiser la tolérance qu’elle semblait commencer à jouir au près des couches diverses de la population, que manifestement gênait, pas seulement les plus précaires, l’impasse politique persistante. Plutôt expression d’un ras le bol que d’un quelconque espoir de voir le bout du tunnel, l’absence de voie de sortie a produit l’exaspération chez ceux qui ne tiraient aucun profit immédiat du prolongement de la crise. Tandis que pour ceux qui en ont fait un métier, la répression rendait chaque jour leur engagement plus dangereux. S’imposait donc l’ajustement de leur salaire avec éventuellement un prime de risque. Pour les investisseurs infra politiques , le cout devenait de moins en moins supportable à mesure que duraient les activités. C’est que le degré inimaginable de dégradation matérielle a fini par emporter ce qui pouvait subsister de moralité civique. Prise au piège, la démocrature a été capturée de haut en bas de l’échelle sociale. On assiste à une forme de sous-traitance politique de larges secteurs paupérisés par une nouvelle catégorie de la classe de pouvoir d’Etat , en compétition féroce avec l’alliance oligarchique traditionnelle. Il s’en est suivi l’éclatement des agencements échafaudés entre les différentes branches de la ploutocratie pour le contrôle des secteurs clef de l’économie criminelle parasitaire.
POUR UN LEADERSHIP CHARISMATIQUE DÉMOCRATIQUE
La crise des idéologies ne saurait dispenser l’action politique d’éclairage théorique ni d’une approche de la réalité sociale en termes de conflits d’intérêts. Sinon il s’agira de sempiternelles agitations sans avenir où l’opportunisme des uns le dispute à l’indigence des autres , pendant que collectivement on continuera à s’enfoncer dans l’abjection..
L’urgence aujourd’hui est , partant d’ une analyse fédératrice de la problématique sociale et politique , de faire émerger un leadership éclairé , porté par un mouvement national démocratique et populaire conscient. Ce qui suppose une revalorisation de la politique à partir d’une conception du Démos, conçu non point comme un donné, mais comme construction dynamique d’une subjectivité en phase aux défis du temps. Transformer ces agitations récurrentes sans vision politique éclairante en mouvement de contestation citoyenne , pour redonner aux gens confiance en l’avenir et en leur capacité à l’auto gouvernement. De toute façon, on ne pourra faire l’économie de la fâcheuse question, sommes nous en démocratie ou en phase transitionnelle. ? Tout le problème est là. Et la définition du peuple devra correspondre à la réponse qu’on y apportera. Dégager alors les configurations sociales et économiques qui sont en phase avec la construction d’une société démocratique ou en face d’elle , permettra de sortir de l’inquiétante confusion actuelle. Le pire danger par contre est de continuer à instrumentaliser de manière violente et criminelle , la misère et le désespoir des couches précarisées , soit pour sauvegarder ou assauter un pouvoir vidé de toute capacité réelle, sinon celle de jouissance individuelle des privilèges que confère la fonction de représentation, dans le sens théâtral du terme, et des opportunités de corruption qu’il offre. « Si l’on ne veut pas d’une course à l’abîme dans laquelle chacun accélère dans son propre couloir suicidaire, il
est donc urgent, stratégiquement, de résister aux forces mortifères comme aux pompiers-pyromanes qui les nourrissent » De haut par cynisme et avidité, en bas par désespoir et nécessité.
SYNTHÈSE DES OBSERVATIONS
1- Le caractère dépendant et extraverti du système politique haïtien perverti l’expression de la souveraineté populaire et le fonctionnement de la démocratie représentative en général
2- Le poids déterminant et incontournable des USA dans l’équilibre des forces, pilotant l’ainsi nommée communauté internationale, , transforme en illusion toute velléité de penser la politique en termes de quête du bien-être collectif
3- L’incapacité des acteurs locaux à dénouer la crise de façon autonome
4- La quasi impossibilité de renverser un président(bien ou mal élu) sur sa gauche. C’est à dire pour cause de trahison des intérêts populaires et nationaux. L’aventure GNB l’atteste par démonstration inverse.
5- A l’instar de la crise globale celle de leadership est structurelle
6-Alors que se murissent ,jusqu’au pourrissement , les conditions objectives d’un changement radical, les conditions subjectives ne le sont pas (Délitement du tissu social, forte imprégnation de l’individualisme néolibéral, criminalisation de la politique, corruption à tous les échelons de la société)
7- Sauf, par un compromis historique , à déjouer le piège de la capture de la démocratie représentative par une coalition de forces mafieuses et corrompues locales et internationales, le pays continuera à s’enfoncer dans son agonie où il ne meurt ni ne vit.