La dernière semaine a été palpitante et assez bien remplie, politiquement. Le Premier Ministre du Gouvernement de Transition a été choisi. Sa nomination a été publiée dans Le Moniteur. Il s’agit du Dr. Garry Conille qui se passe déjà de présentation. L’arrêté officiel fixant le mode de fonctionnement amendé du Conseil Présidentiel de Transition (CPT) et les modalités de la Présidence tournante est également publié dans Le Moniteur. Le Premier Ministre nommé rentre au pays et réalise ses premières rencontres avec le Premier Ministre intérimaire, M. Patrick Boisvert. Il rencontre le Haut-État-Major de la PNH et effectue même, à bord d’un blindé, une tournée au Centre-Ville dévasté de la Capitale : une première depuis plusieurs années. Un déblocage serait donc en cours d’opération sur la scène politique, et le train semble laisser la gare, enfin. Toutefois, nous n’en sommes qu’au départ, et encore bien loin de la ligne d’arrivée.
Parmi les chantiers inscrits dans la Feuille de Route confiée au Premier Ministre nommé, Dr Garry Conille, on parle avec insistance : du rétablissement de la sécurité; de la restauration de la justice; du redressement institutionnel; de la relance économique; et, bien sûr, de la réforme constitutionnelle. Mme Régine Abraham, membre du Conseil Présidentiel de Transition et au nom de cette instance suprême, en a fait état. Remarquez qu’il y a déjà une minorisation significative de ce dernier chantier qui est passé : de l’adoption d’une nouvelle Constitution à une « réforme » de l’actuelle Constitution. Mais nous y reviendrons. Pour le moment, et , compte tenu du temps qui reste à courir pour réaliser tous ces chantiers, analysons leur faisabilité.
Le rétablissement de la sécurité publique n’arrive pas, en tête de liste, par un pur hasard. C’est le nœud Gordien du problème. Déjà, il semble qu’il y ait un écart dans les approches privilégiées, d’un côté, par le CPT, et de l’autre, par le Premier Ministre nommé. Le Président siégeant du CPT, M. Edgard Leblanc fils, l’avait déclaré clairement : il n’y aura pas d’amnistie pour les bandits, qui qu’ils soient. Le seul choix devant eux, selon ses propos, serait de déposer les armes et de se rendre à la police, pour être ensuite déférés devant des juges. Il n’avait pas mentionné quelle serait la conséquence d’un refus d’obtempérer à cette directive claire. Il en laisse le soin à notre imagination. Et d’aucuns se rappellent les images bouleversantes des scènes de Bwa Kale ou des individus « mortellement blessés, lors d’échanges de tirs avec les forces de l’ordre ». Mais il n’en a pas fait allusion. Il s’en est bien gardé. Et c’est une bonne chose, je pense. Toutefois, la visite impromptue du Premier Ministre nommé, au Centre-Ville de la Capitale, et dès ses premiers jours en fonction, annonce la couleur : il n’y aura plus de territoires perdus (off-limits) pour les autorités constituées de l’État. La perche tendue par le Président du CPT pourrait bien être la seule porte de sortie non-léthale disponible, autrement, les blindés et la population pourraient ne pas être, disons… aussi souples. Et comme le rétablissement de la sécurité publique reste et demeure la clé de voute des résultats de ce Gouvernement de Transition, les gestes probants ne devraient pas tarder à arriver, sans quoi, tout le reste de l’édifice s’écroulera. Ces gestes probants ne seront autres que la reddition progressive des bandits, en nombre suffisants, ou l’application systématique de la manière forte pour les y résoudre. Et, comme on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, attendons-nous à un certain niveau de dégâts, à la fois directs, et, le moins possible, collatéraux. Ce sera, éventuellement, le prix à payer et, déjà, certains membres de la Communauté internationale affichent leur niveau d’acceptation un peu plus élevé de ce risque, surtout après l’assassinat récent des deux jeunes missionnaires américains à Lison, à preuve, les déclarations sulfureuses de l’actuel Ambassadeur américain, M. Denis Hankins.
La restauration de la Justice, à mon point de vue, à cette étape, ne sera que factice. On pourra faire semblant de faire fonctionner les tribunaux. On pourra récupérer les locaux des tribunaux dans les zones rouges et vulnérables. Mais, l’utilisation du personnel du système judiciaire, sans un vetting serré et systématique, tout autant que celui que l’on devra appliquer aux forces de police du pays, ne sera qu’un vain exercice : lave men siye atè. Trop de juges et autres fonctionnaires de notre système judiciaire se sont avilis pour que le pays puisse continuer à fonctionner avec cette même gente et prétendre le faire normalement, sans une épuration majeure et conséquente. Ce sera comme rouler un véhicule avec des pneus rapiécés, en attendant de les remplacer par un équipement neuf, sans avaries et autres faiblesses, réparées à la va-vite, pour tenir la route, un tant soit peu. Progressivement, il faudra en extraire les pommes pourries ou suspectes. Toutefois, je ne vois pas comment on pourra remettre le système judiciaire en mode convenable, dans le délai imparti. Cela prend un temps défini, pour former des juges et d’autres officiers du système judiciaire. Et, 600 jours environ me paraissent un délai bien trop court pour ce faire. Alors, pour le moment, il faudra, à cet égard, se contenter d’un peu de rapiéçage, pour tenir le coup.
En ce qui concerne le rétablissement institutionnel, c’est, à peu de choses près, la même analyse. Toutes les institutions du pays sont à terre ou grandement fragilisées. La PNH, la Justice, l’Éducation avec des élèves en fuite dans les quartiers rouge, incapables de se rendre à leur école et qui se retrouvent réfugiés dans d’autres quartiers et sur des places publiques, l’Agriculture, nommez-les, et vous constaterez que tous les ministères, tous les secteurs de la vie économique, sociale, culturelle et politique sont gravement affectés par cette crise multidimensionnelle. Alors, rétablir nos institutions, toutes nos institutions, pour les mettre en mode opérationnel normal, dans l’intervalle de 600 jours, sera une tâche très ardue pour n’importe quel gouvernement. Certes, on pourra, créer quelques conditions pour leur permettre de redémarrer, en attendant de pouvoir pleinement fonctionner. Toutefois, il ne faudrait pas s’attendre à un miracle et voir le pays redevenir fonctionnel, comme c’était un peu le cas en 2009, par exemple.
La relance économique est certainement quelque chose de possible, évidemment si le Gouvernement de Transition parvient à ramener un semblant de sécurité à Port-au-Prince et sur les axes routiers actuellement sous contrôle des gangs armés. La réouverture de l’aéroport international Toussaint Louverture, pour un, est déjà un bon signal. Je ne prévois pas le retour des touristes au pays avant le prochain hiver, et encore, si la sécurité publique est à l’ordre du jour. On y revient tout le temps, n’est-ce pas. À tout le moins, quelques-uns de nos retraités d’origine haïtienne, qui se sont abstenus de revenir au pays, pendant un ou deux ans déjà, par peur de se faire kidnapper ou de figurer dans les rubriques nécrologiques du pays, s’y hasarderont sans doute vers la fin de novembre, avant Noël ou pour le carnaval. Toutefois, en ce qui concerne la kyrielle de fêtes patronales ou des Chanpèt, cet été, je n’y compterais pas beaucoup. Et puis, avec une fluidité des importations reviendra également une augmentation des recettes douanières de toutes sortes. Alors, oui, un certain redressement du secteur financier est à prévoir, surtout si le Gouvernement de Transition y met bon ordre et veille à refréner les détournements et les évitements fiscaux qui se pratiquent couramment jusqu’ici.
En ce qui concerne la Constitution, une certaine réforme, je dirais plus un certain ajustement, pourrait être opéré pour régler quelques problèmes connus de longue date et dont la résolution fait consensus, généralement. Par exemple, de nombreuses élections dont les échéances se chevauchent, comme c’est le cas actuellement, et qui causent un problème logistique, un problème financier et d’autres inconvénients, cela pourrait faire l’objet d’un certain allègement. Il faut pouvoir vivre selon nos moyens et non calquer un mode de gestion et de structuration de nos organes de gouvernance sur des modèles qui ne conviennent pas à nos us et à nos capacités. Les règles et les procédures pour la nomination d’un Premier Ministre et la constitution d’un gouvernement pourraient être également retouchées, mais pas la nature fondamentale des structures gouvernementales du pays. C’est le risque que l’on prend, à vouloir réécrire la Constitution, à partir d’une page neuve, et non de remodeler celle que nous avons et qui nous a servis, tant bien que mal jusqu’ici, au lieu, tout simplement, de l’adapter aux exigences du jour, tout en conservant ce qui est fondamental et conforme à nos aspirations.
Des élections, d’ici au 7 février 2026, oui, c’est possible. Une nouvelle Constitution, en dehors de quelques mises à jour et de certaines corrections pour mieux adapter celle en cours, est-ce vraiment nécessaire? Est-ce même possible, compte tenu de l’échéance que nous nous sommes imposée? Je n’en suis pas si sûr. Pour le reste, bien des améliorations sont possibles, si seulement le gouvernement transitoire parvient à mater les bandits et à les mettre hors d’état de nuire au bon fonctionnement de notre société. Pour le moment, il faut passer à la prochaine étape, celle de la mise en place d’un nouveau Cabinet des Ministres, d’un nouveau Gouvernement. Ensuite, on verra.
C’est à l’œuvre qu’on connait le maçon, dit-on. Et le maçon, ici, sera, à la fois le Conseil Présidentiel et le Gouvernement de Transition, dirigé par le Premier Ministre du choix quasi-unanime du CPT. On aura besoin de les voir à l’œuvre et de constater les résultats sur le terrain, et pas seulement de noter quelques coups d’éclat ici et là. Jovenel Moïse s’était rendu au Cap-Haïtien pour relever un défi lancé par Jean-Charles Moïse et le Parti Pitit Dessalines, en 2021. Ariel Henry également avait testé le feu de la mitraille aux Gonaïves, le 1er janvier 2022. Et finalement, le Conseil Présidentiel de Transition avait affronté le feu nourri, dit-on, des gangs armés, pour prêter serment dans ce qui reste du Palais National, avant de se rendre à la Villa d’Accueil pour les agapes de circonstances. Tout cela est bien beau mais il reste que ce n’était que des feux de boucane pour distraire la galerie. Il n’y eut aucune suite, sinon qu’une descente sans fin aux enfers, pour le pays et pour toute la population, jusqu’à maintenant. Pour cette fois, il faudra du concret, et du vrai. Libérer la capitale des immondices de toutes sortes qui l’encombrent, des bandits tout comme des monticules de détritus qui s’accumulent dans nos rues, d’une manière ou d’une autre, et une bonne fois pour toutes. Ne plus entendre des pétarades d’armes à feu en tout temps et en tous lieux, mais les remplacer par les rires des enfants et la quiétude de leurs parents. Fournir de quoi manger, trois fois par jour, et assez pour apaiser leur faim, à plus de 5 millions de nos compatriotes en situation de famine aiguë. Stabiliser le pays et y tenir des élections acceptables. Voilà les défis fondamentaux qui attendent le Conseil Présidentiel de Transition. C’est précisément le mandat confié au Dr. Garry Conille et auquel il devra se colleter. Et cette fois, la dérobade de la démission, des uns comme des autres, ne sera pas une option. Seul le succès dans cette entreprise périlleuse leur sera permis. Et tous, nous leur en serons redevables, s’ils réussissent à nous sortir de cette impasse. La République d’Haïti les attend au carrefour de l’espoir et de son relèvement.
Pierre-Michel Augustin
le 3 juin 2024