Si l’on se donne la peine de parcourir les grands titres, on n’a même pas besoin d’essayer de lire entre les lignes pour comprendre toute la catastrophe qui nous frappe en Haïti et qui s’imprime, en majuscule, sur les visages comme sur le paysage. On n’a même pas besoin d’être grand clerc, pour indexer, tout autant, les responsables et les complices de cette démise. Juste être assez lucide suffit amplement pour comprendre la trame de notre désastre.
Les deux semaines dernières ont vu, coup sur coup, le Premier Ministre de facto, le Dr Ariel Henry, participer au Sommet des Amériques, puis le Chancelier, M. Jean Victor Généus, et la Cheffe du BINUH, Mme Helen M. La Lime aux Nations Unies, convenir tous les trois, de l’état des lieux affligeant en Haïti et de leur impuissance, tout aussi navrante, à y faire face. Bien sûr, les mots étaient choisis, par l’une et par les autres, avec un certain soin, destiné à enrober la réalité d’une ouate qui ne permette pas d’en apercevoir les aspérités tranchantes que vivent les Haïtiennes et les Haïtiens au quotidien. Mais cet exercice était peine perdue. Tout le monde le sait maintenant, que cela va terriblement mal en Haïti, et même que cela va de mal en pis, chaque jour un peu plus. Alors, plus personne n’avait vraiment besoin de mentir ou de farder la réalité de notre effondrement, à l’exception peut-être du Dr Ariel Henry. Je dis peut-être, car qui sait vraiment ce qui se trame dans les officines, avec nos élites politiques, par les temps qui courent?
Le discours du Premier Ministre Ariel Henry, au Sommet des Amériques, fut une confession solennelle, un aveu public d’un échec total et d’une absence absolue de perspective, en vue de changer les choses. Cela fera bientôt un an que le Dr Henry a confisqué les pouvoirs législatif et exécutif, sans initier aucune tentative significative de redressement de la situation. Même que cela a empiré, sous sa gouverne. Après l’avoir écouté discourir, on avait simplement envie de lui demander ce qu’il pouvait bien faire encore à la Primature. Quand tout est perdu et que l’on sait que l’on n’y peut rien, il faut savoir en tirer les conclusions et laisser la place à d’autres ou, au moins, se joindre humblement à celles et à ceux qui se disent porteurs d’un espoir de changement, pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore. Mais, au lieu de cela, le Dr Ariel Henry avait opté pour mentir effrontément à ses pairs. Il a prétendu être en discussion avec les secteurs organisés du pays et même d’être sur le point de parvenir à un accord avec les signataires de l’Accord de Montana. Pourtant, il le sait bien que c’est faux, à moins que cela ne soit le secret le mieux gardé au pays. Ses pairs aussi, qui ont leur ambassade et leurs antennes diplomatiques chez nous, le savent très bien qu’il ment effrontément. Mais personne ne dit mot ou bien tout le monde récite pieusement le couplet qui invite toutes les parties haïtiennes à trouver un accord inclusif, sachant fort bien que cela n’arrivera pas de sitôt. Tout le monde en connaît la raison: c’est que l’anarchie, le chaos qui règne en Haïti, est profitable à certains, même si cela sape un pays tout entier et met à risque la stabilité régionale.
Au Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 16 juin dernier, c’était au tour de Mme Helen Ruth Meagher La Lime, la Représentante Spéciale du Secrétaire Général, de venir soumettre son rapport. Son bilan est accablant. Elle, aussi, le confesse, à son corps défendant. Elle débite, sans désemparer, des chiffres qui disent notre misère toute crue et notre effondrement national: «pour le seul mois de mai, la Police nationale d’Haïti (PNH) a recensé 201 homicides volontaires et 198 enlèvements, soit une moyenne de 7 cas par jour», a-t-elle précisé. «Or, la PNH manque de ressources humaines, matérielles et financières, et ses capacités opérationnelles et logistiques limitées compromettent la mise en œuvre d’un programme global de sécurité publique», explique-t-elle. Néanmoins, elle trouve quand même le front de demander au Conseil de Sécurité des Nations Unies, d’accorder une rallonge d’un an au mandat de ce même BINUH qui a été incapable de faire quoi que ce soit pour aider à stabiliser ce pays, durant tous ses mandats. Une prolongation: pour quoi faire? Serait-ce pour s’assurer que ce pays soit, finalement, parfaitement effondré, au point que l’on ne puisse espérer qu’il se relève, par miracle ou par un effort conjugué de ce qu’il lui reste encore de forces saines et vives qui pourraient tenter un ultime effort, une percée fulgurante, créant ainsi une brèche à travers les funestes pièges tendus par la communauté de ceux qui se disent nos amis, un peu comme le firent nos glorieux ancêtres à la Crête-à-Pierrot?
Il importe de rappeler que Mme Helen La Lime n’est pas à son coup d’essai dans les missions particulières qui lui sont confiées pour les mener à bien, dans des régions connues, dans certains cas, pour leur vulnérabilité structurelle. Elle a déjà sévi, pour la diplomatie américaine, au Tchad, à l’époque bouleversée d’une lutte politique sans merci dans ce pays, entre 1996 et 1999, puis au Maroc entre 2001 et 2003. Par la suite, elle a œuvré à titre d’ambassadrice au Mozambique, entre 2003 et 2006, puis comme consule au Cap, en Afrique du Sud, entre 2006 et 2008, avant d’être élevée au rang d’ambassadrice dans ce même pays, entre 2008 et 2011. Directrice des programmes de sensibilisation du Commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM) de 2011 à 2013, elle boucla la boucle, enfin, comme ambassadrice des États-Unis en Angola, entre 2014 et 2017. Et c’est alors, armée de ce pareil curriculum professionnel, qu’elle est recrutée par les Nations Unies, pour diriger d’abord, la MINIJUSTH, (Mission d’appui des Nations Unies à la Justice en Haïti) et pour être la Représentante Spéciale du Secrétaire Général des Nations Unies, en Haïti. En octobre 2019, la MINIJUSTH fut remplacée par le BINUH, Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti, avec pour mission spécifiquement de «conseiller le gouvernement haïtien sur les moyens de promouvoir et de renforcer la stabilité et la bonne gouvernance – y compris l’État de droit – et d’épauler Port-au-Prince dans les domaines des élections, de la police, des droits de l’homme, de l’administration pénitentiaire, et de la réforme du secteur de la justice». Par la même occasion, le Secrétaire Général de l’ONU, M. Antonio Guterres, sacrifiait Mme Susan D. Page, sa Représentante Spéciale et Responsable de la MINUJUSTH, en froid avec le président Jovenel Moïse, pour avoir osé appuyer les revendications d’organismes de la Société Civile, engagés dans la lutte contre la corruption et réclamant bruyamment des redditions de compte, notamment sur l’utilisation de près de 4 milliards du Fonds PetroCaribe. Exit alors Mme Page pour faire place à Mme La Lime. Depuis lors, nous connaissons les résultats de cet accompagnement expert du BINUH de ces institutions. Tout comme la MINIJUSTH avait observé tranquillement, sans sourciller, que le gouvernement haïtien, qu’elle conseillait, ne réalisait aucune élection pour combler aucun poste électif durant le mandat de Jovenel Moïse, de même le BINUH resta impavide devant le délitement de nos institutions politiques dont il devait accompagner et conseiller les titulaires, pour leur bon fonctionnement. Même que Mme La Lime trouva quelques bons mots, à l’époque, pour souligner la mise en place de la fédération des gangs de bandits dans la grande région métropolitaine, le G-9 en famille et alliés, dirigée par un ancien policier, Jimmy Chérisier. Ce chef de gang est notoirement indexé dans des rapports publics sur plusieurs cas de massacres, et la fédération de gangs dont il est à la tête, a été réalisée par les bons offices du CNDDR (Commission Nationale de Désarmement, Démobilisation et Réinsertion). Mme Helen La Lime est donc ce personnage, à la feuille de route impressionnante, à qui on avait confié le sabotage accéléré de nos institutions et dont le travail est, pour le moins, bien avancé, à leurs dépens. Et le comble, elle demande maintenant une rallonge de 12 mois à son mandat, sans doute pour parachever son œuvre de sape en cours.
À son tour, le ministre des Affaires Étrangères de la République d’Haïti, devant le Conseil de Sécurité, confirme la dégradation continue de la situation sécuritaire du pays. Néanmoins, il estime que «les autorités ne sont pas restées les bras croisés». Alors, si tel est le cas, j’aimerais bien comprendre pourquoi Martissant est devenu et reste encore une zone de non-droit, interdite au trafic des paisibles citoyens et des commerçants de toute la région sud du pays, et ce, depuis environ douze longs mois. Le Chancelier dit aussi, qu’avec les faibles moyens dont il dispose, l’État fait déjà le maximum. Alors, si tel est le cas, nous devons avoir besoin d’aide pour nous en sortir, car il est clair que ce maximum est loin d’être suffisant pour éradiquer le mal qui ronge notre pays. Je suis toujours étonné de la facilité avec laquelle les diplomates sont capables de dire, à la fois, tout et son contraire, en même temps. Après avoir présenté les constats d’incapacité de nos forces policières à combattre le fléau de l’insécurité, le ministre souligne à grands traits que le gouvernement ne juge pas souhaitable une intervention étrangère qui viendrait effectuer le travail à la place de notre force policière, même s’il reconnaît que celle-ci, pour toutes sortes de raisons, est incapable de résoudre nos problèmes aigus de sécurité. Et pour cause, car la plupart de nos experts locaux s’esquintent, depuis plusieurs mois, à répéter que notre force policière ne dispose pas de la formation adéquate pour contrecarrer les bandits qui sont beaucoup mieux organisés qu’on ne le pense. Ces experts estiment qu’il faut envisager une approche militaire et d’occupation des territoires repris aux bandits, de les pacifier progressivement, avant de les retourner à un contrôle policier, proprement dit. Si Haïti ne dispose pas d’une armée, au sens strict et opérationnel du terme, d’où viendraient donc, dans l’immédiat, ces forces d’intervention efficaces, sinon de l’étranger ? M. Généus sollicite également «un appui robuste et immédiat», pour accompagner nos forces policières dans cette mission, et inclut le BINUH dans cet encadrement. Or, le BINUH est une instance de conseil, d’aviseur en matière politique, administrative et peut-être logistique. À ma connaissance, contrairement à la MINUSTAH qui disposait d’une force d’intervention militaire, avec des mandats limités il est vrai, le BINUH ne compte pas sur une telle force armée, capable éventuellement d’accompagner des corps spécialisés de la police, pour des interventions musclées. En d’autres termes, «un appui robuste et immédiat» ne saurait se traduire autrement que par l’envoi des troupes étrangères pour appuyer la police dans des opérations de type militaire, pour lesquelles la PNH n’est ni entraînée ni équipée. M’est avis que, par ailleurs, confier des armements sophistiqués et des munitions adaptées à leur utilisation et pour lesquels nos forces policières ne sont pas entraînées, pourrait davantage compliquer la situation. Nous avons vu ce qui s’est passé avec les soi-disant blindés, mal employés par des policiers qu’on avait envoyés à la boucherie à Village-de-Dieu, l’an dernier. Au moins un de ces blindés légers est tombé aux mains des bandits de Ti Lapli, et l’État a dû lui verser une forte somme pour le récupérer. Il faut bien en convenir: un policier n’est pas un militaire, et vice-versa. Lorsque la situation sécuritaire est aussi hypothéquée, comme c’est le cas chez nous aujourd’hui, on ne peut pas se contenter de demi-mesures, d’effleurer le sujet, sans tenter de le prendre à bras-le-corps, pour éviter de déplaire à un secteur mafieux de notre société ainsi qu’à ses comparses étrangers. La situation actuelle exige un discours assumé, assertif certes, mais sans ambiguïté. Il faut appeler un chat: un chat, un assassin: un assassin, et un bandit: un bandit, qu’il soit légal, du moins qu’il pense l’être, ou pas. Et puis, advienne que pourra, car on aura fait ce que de droit.
Pour commencer, il faut exiger de ce gouvernement qu’il prenne ses responsabilités légales, en décrétant pour une période de 90 jours, renouvelable: l’état de siège sur toute l’étendue du territoire national. Ensuite, à défaut d’une force d’intervention, dépêchée par les Nations Unies pour une période limitée d’un an, pour appuyer la PNH, dans des opérations de type militaire, afin de «neutraliser» les bandits qui sèment la mort et rançonnent la population, le gouvernement devrait prendre l’initiative de demander lui-même une aide ponctuelle à des pays qui seraient prêts à lui venir en aide, pour cette période limitée et avec un mandat explicite. Ces militaires viendraient avec armes et équipements, nous appuyer, à notre demande, selon des conditions mutuellement convenables, et moyennant une certaine immunité préalablement entendue, pour nous aider à désarmer et à neutraliser les bandits, nous permettant ainsi de faire régner un calme susceptible de permettre de réaliser des élections, de combler, à terme, les vacances au niveau législatif et exécutif. Ce n’est qu’après ces conditions remplies, que l’on pourra penser à combler les vacances judiciaires à la Cour de Cassation.
D’ici au 15 juillet, le Conseil de Sécurité prendra une décision concernant le renouvellement ou non du mandat du BINUH, pour une période encore indéterminée, de 9 à 12 mois, et quant aux renforcements à lui accorder. Malgré ses réticences et ses coups de gueule, la République Populaire Chine risque fort d’obtempérer, tout autant que la Fédération de Russie qui manifestent pourtant, tous les deux, clairement, leurs préoccupations par rapport à la dégradation continue de la situation en Haïti. Toutefois, lorsque certaines organisations de la Société Civile haïtienne commencent à s’exprimer ouvertement pour demander une intervention militaire étrangère en Haïti, il faut penser que les ventriloques étrangers qui, d’habitude, parlent à travers leurs éminents porte-parole, sont tout simplement en train de tester le terrain, afin de mesurer l’appui qu’une telle décision pourrait recevoir, et essayer de voir quels secteurs en général en prendraient ombrage.
À cet égard, les récentes visites, fortuites et combien opportunes, du Campus de l’Université de la Fondation du Dr Aristide (UNIFA), par des représentants officiels français et américains, sont autant de signes que nos tuteurs sont bien en train de tester leurs options. Ils valident en personne s’ils ont le vent en poupe, s’ils bénéficient d’un appui clair de la population, advenant qu’ils acquiescent finalement à la demande instante de divers secteurs, pour l’envoi «d’un appui robuste, efficace et immédiat» ou si d’autres secteurs non négligeables n’en profiteront pas pour faire monter les enchères et ressusciter une fronde populaire, un vent debout contre lequel ils ne seraient pas trop enclins à se frotter. Personne ne veut courir le risque de perdre quelques plumes de plus, devant leur électorat. Leur parcours politique à venir est déjà assez parsemé d’embûches de toutes sortes. Mais, malgré toutes ces considérations, la question reste pertinente: pourquoi vouloir encore renouveler le mandat du BINUH qui a aussi piteusement échoué, et ce, sur toute la ligne? Qu’est-ce que cela changerait et de quels moyens devrait-on le doter pour renverser la tendance à la dégradation de la situation? Certainement, on ne nous dit pas tout. Les cartes, cachées encore dans leurs manches, comptent sans doute quelques atouts, à mon humble avis. À suivre…
Pierre-Michel Augustin
le 21 juin 2022
Sources d’information et crédits:
- https://www.un.org/press/fr/couverture-des-réunions
- Haïti – ONU : Le mandat du BINUH renouvelé mais réduit par la Chine, H/L Haïti-Libre, 16-10-2021
- L’Américaine Helen La Lime nommée à la tête du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti, ONU Info (14-10-2019)
- Conseil de sécurité : Jean Victor Généus et Helen Lalime sollicitent de l’aide en faveur de la PNH; Gazette/Haïti/News; (17-10-2022)
- Le discours du Premier Ministre Ariel Henry, au Sommet des Amériques, fut une confession solennelle, un aveu public d’un échec total et d’une absence absolue de perspective, en vue de changer les choses.
- Au Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 16 juin dernier, c’était au tour de Mme Helen Ruth Meagher La Lime, la Représentante Spéciale du Secrétaire Général, de venir soumettre son rapport.
3. M. Jean Victor Généus le ministre des Affaires Étrangères de la République d’Haïti, devant le Conseil de Sécurité, confirme la dégradation continue de la situation sécuritaire du pays