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De l’instinct de survie à la mentalité «reste-avec» en Haïti

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Pour certains Haïtiens, il peut être choquant d’entendre pour la première fois, un jeune compatriote crier: «Pouki sa blan yo pa fout okipe nou?». En d’autres termes: Quand est-ce qu’un pays étranger (particulièrement les États-Unis) se décidera de nous occuper? Dans la réalité, cette question, à mon avis, ainsi que pour ceux-là qui ont encore un peu de bon sens, relève de la pure incohérence, voire de l’indécence, au regard de ce qu’Haïti représente aux yeux du monde. Sans trop de préambule, entrons dans les faits.

Résultat de l’exode massif de nos compatriotes vers l’étranger, dû à la dégradation socio-économique et politique du pays durant les six dernières décennies, l’instabilité politique et la recrudescence de l’insécurité avec les phénomènes des bandits et le kidnapping, on estime que plus de 300 milles compatriotes ont traversé vers l’Est, c’est-à-dire vers le pays voisin, la République Dominicaine. Le pire c’est que nombreux sont les Haïtiens qui nourrissent l’idée de vivre sous une occupation étrangère physique comme des «reste-avec» («rèstavèk» en créole haïtien) plutôt que de continuer à se laisser humilier par leurs propres dirigeants politiques, ou se faire tuer par leurs propres compatriotes. Cette attitude qui, a priori, choque, est un cri de désespoir; un refus d’accepter les galères d’une société en décadence; un dégoût du fléau de bandits légaux; un rejet total de la misère cancéreuse qui ronge notre société, depuis des lustres.

Nous ne cachons point nos émotions qui dénotent notre désespoir vis-à-vis l’avenir de nos enfants et notre impuissance face à la flambée de l’insécurité. Cependant, pour arriver à contextualiser une déclaration si révoltante et récurrente, il faudrait faire preuve d’indulgence par rapport à ceux-là qui arrivent à un tel extrême, et surtout de compréhension des précédents historiques autour de ce phénomène que certains critiques qualifient de mentalité reste-avec.

Le reste-avec est, en effet, une pratique très répandue en Haïti, entre les couches défavorisées, en situation de précarité, de vulnérabilité et d’exclusion sociale, vivant en dessous du seuil de la pauvreté. Des familles, généralement pauvres, provenant de villages reculés et des quartiers marginaux confient la garde de leurs enfants à des proches ou à des amis recommandés, dans l’espoir que ces enfants auront un jour droit et accès à l’éducation et à la possibilité de devenir un apprenti de métiers manuels ou, très exceptionnellement, des professionnels, dépendamment de la bonté de cœur de la personne en charge ou de l’ayant-droit. La tromperie de l’histoire, et les parents le savent aussi, c’est qu’une fois arrivés dans les foyers d’accueil, le plus souvent, ces enfants n’ont aucun accès à la scolarité et sont plutôt convertis en travailleurs ou esclaves modernes et, la plupart du temps, sont gratuitement exploités, voire sexuellement abusés, silencieusement.

Ces familles hôtes, ces gens aisés, forcent les enfants à travailler jours et nuits sans rémunération. Ils sont malnutris, maltraités et exposés aux violences physiques et psychologiques. Ils sont considérés comme des «moins-que-rien», le plus souvent même inférieurs aux animaux domestiques de leurs hôtes. Ils doivent se contenter d’un espace pour dormir et des petites rations alimentaires comme on le faisait autrefois aux esclaves de maison. À la moindre grippe, aux premières toux, ils sont renvoyés chez eux et sont prévenus de ne pas revenir sans être en bonne santé. Une vraie situation de trafic humain et d’exploitation inhumaine des mineurs que l’État devrait combattre avec la dernière rigueur. Car, sur les papiers, Haïti a signé presque tous les traités concernant le respect des droits des enfants et leur protection contre l’esclavage moderne et la traite de personnes.

Certes, le reste-avec est à la fois une séquelle de l’esclavage et un héritage des lois discriminatoires du Code rural de 1826 sous le règne de Boyer. Cependant, comment comprendre qu’en plein 21e siècle, un peuple indépendant depuis 1804 arriverait au point de souhaiter devenir «reste-avec» d’un pays étranger comme la Dominicanie que nous avons occupé pendant 21 ans?

Pour mieux cerner cette question, remontons aux périodes de l’abolition de l’esclavage en commençant par Haïti pour arriver à d’autres pays du continent américain. Quand en 1793, Toussaint déclara l’abolition de l’esclavage dans toute l’Île de Saint Domingue, les jubilations et célébrations furent de courtes durées. Le Gouverneur général de l’Île, le Généralissime Toussaint Louverture, confronta le grand dilemme de la liberté sans réparations ni restitutions. Mettre des centaines de milliers d’esclaves en liberté relèverait d’un geste humain marquant et nécessaire. Cependant, que faire avec ces nouveaux Noirs libres, sans terrains, sans domicile, ni argent ni encore moins un emploi et un salaire? Donc, que faire?

Face à une pareille situation, la délinquance et le banditisme avaient augmenté dans tous les coins du pays à un rythme effréné. Ces hommes devaient trouver des moyens pour nourrir leurs familles. Pour lutter contre ce problème, les dirigeants d’alors s’appuyaient sur des lois, des règles. Plus précisément, les différentes versions du Code rural allaient voir le jour. Ces lois avaient pour objectif de forcer les paysans, les travailleurs agricoles, à ne pas fuir les champs pour aller vivre en oisifs et brigands (bandits) dans les grandes villes. Ni le général Toussaint, ni l’Empereur Jacques Premier, ni le Roi Henri Premier, ni le président Boyer, ni les présidents qui se sont succédé au pouvoir, jusqu’au feu président Jovenel Moïse, n’étaient à même de trouver la formule efficace pour aborder ce fléau social en profondeur, ni encore moins le résoudre.

Aussi cruel que le capitalisme puisse se manifester, dans des cas, les familles hôtes exigeaient des provisions alimentaires pour nourrir les reste-avec qu’ils exploitent sans pitié. Ce qui nous fait penser à nos anciens colons français qui nous avaient forcés à payer une indemnité criminelle connue comme dette de reconnaissance de notre indépendance. L’empire anglais avait dû payer leurs citoyens propriétaires d’esclaves de fortes sommes pour appliquer la loi de 1809 visant l’abolition de l’esclavage dans leurs colonies. Ainsi, l’évolution du capitalisme avait, du coup, engendré une nouvelle forme de colonialisme, en apparence moins inhumaine, mais, dans la pratique, aussi inhumaine que la version d’avant. Les maîtres se faisaient appeler patrons. Et ils n’avaient pas à payer la nourriture, le logement, les habits et frais de santé pour leurs anciens esclaves, appelés maintenant employés.

Aux États-Unis, c’était du même au pareil. Après l’abolition de l’esclavage, les Noirs libres ne savaient ni n’avaient où aller! Dépossédés de tout, leur liberté ne pouvait garantir leur survie dans une société où les lois maintenaient le statu quo en considérant les nouveaux libres comme des citoyens de deuxième classe. Tout comme en Haïti, certains Noirs, pour leur survie, n’avaient pas de meilleurs choix que de retourner, têtes baissées, chez leurs anciens maîtres, à titre de «reste-avec».

La seule chance de rendre justice à nos Héros de la Bataille de l’Indépendance, était à travers une réforme agraire juste, où tous les anciens esclaves allaient recevoir, comme indemnités, des terrains pour leur indépendance économique. Avec la complicité des anciens colons et de notre nouvelle élite économique, composée en grande partie de mulâtres, chaque tentative d’un chef d’État patriote pour changer la vie des citoyens était avortée, soit par un coup d’état, soit par son assassinat, comme ce fut le cas pour l’Empereur Jacques 1er et le Roi Henri 1er. Sans aucune solution à cette situation, l’exode massif de la population paysanne vers les grandes villes a causé la saturation démographique et urbaine de la capitale, Port-au-Prince, une ville construite au début pour 300 mille habitants où plus de 3 millions d’Haïtiens vivent présentement.

Durant les dix dernières années, nous avons assisté à l’émigration de centaines de milliers de jeunes vers le Brésil, le Chili, l’Argentine, et surtout vers la République Dominicaine. Arrivés dans ces pays, les Haïtiens sont traités en reste-avec. Et malgré leurs conditions, ils représentent l’espoir d’un plat chaud avec leurs transferts d’argent à leurs frères et sœurs laissés au pays. C’est une tâche très difficile d’éradiquer la mentalité ou le phénomène de reste-avec dans un pays où nos dirigeants en général sont eux-mêmes des reste-avec de la communauté internationale, présidée par nos anciens bourreaux et agresseurs, déguisés aujourd’hui en soi-disant pays amis. Malheureusement, nombreux sont les pays voisins qui aujourd’hui encore veulent faire de nous une nation reste-avec, ou au cas échéant nous y maintenir littéralement et systémiquement.

Les inégalités sociales, les lois discriminatoires et l’injustice sociale, entre autres, obligent certains citoyens à prendre des décisions difficiles, rien que pour garantir leur survie. Le Dr Jean Bertrand Aristide, deux fois président d’Haïti, a été, à deux reprises, forcé à l’exil, à cause des projets visant à contrecarrer le reste-avec politique, explique ce comportement en ces termes : «pou gen lapè nan tèt, fòk gen lapè nan vant ». Si la liberté, payée au prix du sang, et les dettes de l’indépendance imposées par la France ont permis la paix, mais avec les ventres vides, nos compatriotes, nos frères africains, les noirs libres haïtiens et américains étaient encore une fois susceptibles de se transformer en reste-avec.

De nos jours, nous avons des centaines de milliers de familles qui sont incapables de nourrir leurs enfants, des compatriotes qui ne savent quoi faire quand il pleut, car leurs maisonnettes en cartons ne peuvent que les protéger partiellement des rayons ultraviolets du soleil. Des familles sans accès à l’eau potable et aux soins de santé de base, et des milliers de parents sans moyens d’envoyer leurs enfants à l’école, tel est le théâtre du drame humain en Haïti, pour les couches défavorisées. Ce qui devrait nous choquer, ce ne sont pas leurs déclarations émotionnelles ou personnelles, mais surtout le manque de volonté de nos dirigeants qui continuent d’appauvrir le pays par le biais de la malversation et de la corruption.

Si jadis le reste-avec était uniquement un phénomène social qui affectait les pauvres et analphabètes qu’il fallait combattre, de nos jours il est devenu une mentalité quasi généralisée, qui se manifeste dans les discours et actions de nos compatriotes, de l’élite intellectuelle et de la classe moyenne (économique). Ainsi, notre premier devoir civique est de rappeler, à nos frères et sœurs, les siècles passés sous les occupations françaises, anglaises et espagnoles comme des esclaves ou reste-avec, n’avaient jamais contribué à notre bonheur ni à notre dignité humaine. Les décennies sous l’occupation américaine directe ou indirecte n’ont pas fait de nous un peuple développé, éduqué et prospère. La différence entre un reste-avec et un esclave est similaire à celle entre la pauvreté et la misère.

La réaction la plus humaine à cette mentalité de reste-avec, c’est d’arriver à une chaîne de solidarité combinant les richesses et expériences des communautés haïtiennes locales avec celles de la diaspora, en créant des projets sociaux financés par nous-mêmes au profit des couches défavorisées et marginalisées. Pour le reste, une campagne d’éducation civique s’avère nécessaire. Car les projets sociaux à eux seuls, ne pourront pas empêcher la propagation des idées et comportements de reste-avec modernes de nos compatriotes. Est-ce possible d’éradiquer la mentalité reste-avec avec le nombre croissant de politiciens et de dirigeants qui gèrent les affaires de l’État haïtien, qui sont eux-mêmes des reste-avec?

Haïti Progrès

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