Il faut toujours se méfier des greffes que l’on tente de réaliser. Pour une raison ou une autre, on court souvent le risque d’un rejet du greffon par le corps sur lequel on l’installe, ou tout simplement d’un problème d’adaptation du greffon lui-même, par rapport au nouveau milieu que l’on souhaite devenir sien. Pour que l’expérience soit réussie, il y a tant de facteurs à contrôler, tant de paramètres à mesurer et à équilibrer que, plus souvent qu’autrement, cela résulte en un avortement, un rejet. Plus rarement encore, le bébé parvient parfois à survivre aux dépens de la mère qui n’a pas pu supporter les transformations encourues pour le sauvetage de l’intrus. C’est peut-être ce à quoi on assiste aujourd’hui, dans la nouvelle saga entre le Premier Ministre de facto, Ariel Henry, et des membres de son cabinet ministériel, notamment le Ministre de la Justice, M. Rockfeller Vincent. Quelle que soit l’issue de cette lutte, la composition de ce gouvernement et peut-être même ses orientations fondamentales pourraient changer de façon significative. Et, qui sait ? Pour le meilleur, peut-être…
Toute la semaine dernière, la tension augmentait progressivement entre ces adversaires au sein de ce même gouvernement et qui sont issus du même sérail. D’allégations tendancieuses à des menaces voilées, on est passé ensuite à des mesures plus claires, à des attaques vicieuses à visage découvert, à des démonstrations de force et à des coups d’estoc, portés à fleuret non moucheté. De sorte que la confrontation directe n’était plus évitable, dès lors. De ce corps à corps, un seul des adversaires sortira gagnant, mais peut-être affaibli. L’autre restera sur le carreau et sera ensuite dépecé par la cohorte des hyènes qui attendent la curée. Les deux ont leur meute respective qui n’attend qu’un signe de faiblesse pour venir achever la besogne entamée. On en est là, aujourd’hui. Mais l’ultime issue pourrait déboucher sur des horizons différents, voire imprévisibles.
Le RNDDH avait ouvert le bal, depuis déjà quelque temps. Dans les rapports d’enquête et dans des procès-verbaux relatifs à l’odieux assassinat de Jovenel Moïse, il avait relevé et souligné deux appels reçus par Ariel Henry, alors Premier Ministre nommé par feu le Président de facto, et en attente d’une installation imminente. Ces appels seraient en provenance de Joseph Félix Badio, présumé complice du magnicide ou même assassin de l’ex-Président, aujourd’hui encore en cavale. C’est une situation assez troublante, dans les faits, pour une personnalité de cette envergure. Pour aggraver le cas, la compagnie DIGICEL identifie clairement les détenteurs de ces numéros de téléphone, la localisation précise des interlocuteurs, la durée des appels, de même que les moments précis de leur conversation, quelque deux heures après l’assassinat. De là à sauter à la conclusion d’une complicité quelconque de la part de l’actuel Premier Ministre de facto, certains y vont allègrement. C’est le cas du Ministre de la Justice, M. Rockfeller Vincent, qui ne semble plus croire en la présomption d’innocence, tout comme, d’ailleurs, le Protecteur du Citoyen, Me Renan Hédouville, qui demande clairement la démission du Premier Ministre de facto, Ariel Henry. Des lettres officielles sont ainsi publiées, l’une d’entre elles émanant du Ministre de la Justice, demandant au Chef de la Police, M. Léon Charles, de n’obéir à aucune autre autorité que celle du Ministre de la Sécurité publique, en l’occurrence, lui-même. Par ailleurs, Me Bed-Ford Claude, le Commissaire du Gouvernement de Port-au-Prince, s’est également fendu d’une lettre officielle pour demander au Directeur du Bureau de l’Immigration et de l’Émigration, d’interdire au «sieur Ariel Henry» de quitter le territoire du pays. Ces échanges épistolaires établissent clairement que cette partie adverse n’entendait faire aucun quartier à Ariel Henry. Elle ne lui laissait même plus le choix de s’enfuir. Sa seule issue restait donc la lutte, le combat à mort, et c’est le spectacle auquel nous avons été conviés.
À la vérité, la posture du Commissaire du Gouvernement de Port-au-Prince et du Ministre de la Justice aurait été beaucoup plus crédible, si ces derniers avaient agi avec autant de droiture et de célérité dans le cas de l’assassinat du Bâtonnier Monferrier Dorval, il y a un an déjà. Si l’on se souvient bien, la communication vidéo qu’avait présumément reçue l’ex-Première Dame, 2 ou 3 minutes après ce meurtre crapuleux dans le même quartier, de l’aveu spontané de l’ex-Président Moïse, lui-même, n’était pas moins compromettant. Cela n’avait pas semblé ébranler autrement, ni le Ministre de la Justice en titre, ni le Commissaire du Gouvernement non plus. Il est remarquable que, dans les deux situations, les «invitations» à comparaître émises à l’endroit de ces hautes personnalités indexées, ont tout simplement été ignorées. Et, le Ministre de la Justice de même que le Commissaire du Gouvernement avaient pris leur trou et avaient passé leur tour, lorsqu’il fut question d’interpeller l’ex-Première Dame ou de lui interdire de quitter le territoire. C’était au temps du tout puissant «Après-Dieu» qui avait choisi d’éloigner sa femme de Port-au-Prince, en l’emmenant avec lui en Turquie, et de la protéger de la justice de son pays qui voulait avoir son éclairage pour élucider un meurtre réprouvé par la Communauté Nationale et Internationale, tout autant que celui de l’ex-Président Moïse, dont il est question, un an plus tard. C’était assez compromettant, pour elle aussi, d’avoir des liens aussi peu recommandables. Mais tout le monde doit avoir le bénéfice de la présomption d’innocence, jusqu’à ce qu’il en soit prouvé autrement. Aussi, nous nous en tiendrons là, pour le moment, du moins.
De son côté, dans le cadre de cette algarade, le Premier Ministre de facto, Ariel Henry, dans un premier temps, avait choisi de nier ces éléments du rapport du RNDDH qui l’impliquaient dans des échanges téléphoniques avec ce personnage sulfureux, lié à tant de gens haut placés, espérant ainsi que l’on finirait par passer à autre chose. Il y a tellement d’urgences à régler au pays, le Premier Ministre de facto pensait sans doute que l’attention publique se porterait de préférence sur la situation des sinistrés du Grand Sud, sur la réouverture prochaine des classes, sur la situation à Martissant, sur l’insécurité grandissante, et que sais-je encore. Entre temps, il était à pied-d’œuvre, avec un certain succès, il faut l’avouer, jusqu’à présent, pour rallier un certain nombre d’acteurs politiques à un «Accord pour une transition apaisée et efficace» qui le confirmerait comme seul Chef d’un Exécutif monocéphale, au grand dam des tenants de la «bicéphalie» constitutionnellement requise. Ce processus semblait avoir une certaine chance d’aboutir, jusqu’à ce coup de tonnerre entre des tenants de la même faction politique (le PHTK) qui étalent à leur tour leur chicane de clocher. Ne nous méprenons pas, il s’agit là de mésentente entre des factions de la même frange politique, portée au pouvoir depuis tantôt dix ans. Pour répondre au défi qui lui était ainsi lancé, en réunion spéciale du Conseil des Ministres, le P. M. de facto, Ariel Henry, prend la décision de limoger le Commissaire du Gouvernement de Port-au-Prince, Me Bed-Ford Claude, le ministre de la Justice et de la Sécurité Publique, Me Rockfeller Vincent, le Secrétaire Général du Conseil des Ministres, M. Renald Lubérice. Et, d’un coup, les trois mousquetaires, qui lui livraient une lutte à finir, se retrouvent ainsi, hors-jeu et pris à leurs propres pièges.
Et puis, le tempo politique s’est brusquement accéléré au début de cette semaine. Plus de 160 organisations politiques et des acteurs divers et notables de la Société Civile auraient accepté d’apposer leur signature au bas de «l’Accord pour une transition apaisée et efficace» que proposait Ariel Henry et qui aurait été ratifié en Conseil Spécial des Ministres, le lundi 13 septembre. Mieux encore, les rumeurs s’enflamment ce mardi 14 septembre. Cette fois-ci, le Président du tiers restant du Sénat, M. Joseph Lambert, serait sur le point de prêter serment comme Président Provisoire de la Transition et livrerait bientôt sa première adresse à la Nation, à partir du Palais National. Si cela devait s’avérer, l’on comprendra un peu mieux le mystère entourant certaines signatures que d’aucuns jugeaient inorthodoxes. Certaines conciliations, certaines convergences, à la lumière de ces renversements, s’expliqueraient alors plus facilement.
Néanmoins, touchons du bois car nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge. Un accord, sur papier, est toujours plus facile à lire et à signer, qu’à en accomplir les engagements qui lient tous les signataires. Certains l’ont fait, de bonne foi, pour obtenir la libération des prisonniers politiques. Il faudra voir combien de temps cela prendra pour parvenir effectivement à leur élargissement. D’autres veulent le renvoi et le remplacement de ce CEP, selon des modalités acceptables. Il faudra voir combien de temps cela prendra également pour y parvenir. Mais, tout cela ne sera que des préliminaires d’usages, pour une mise en confiance entre des partenaires qui ne se feront pas confiance, aveuglément, et à bon droit. On les a si souvent roulés dans la farine, que «chat échaudé craint l’eau froide». Le nœud gordien, ce sera la composition du nouveau gouvernement, la confection de la «Feuille de Route». Ce sera aussi le démantèlement des gangs, le rétablissement de la paix sociale et de la sécurité publique. Tout cela demande des moyens, des ressources, de la patience et du tact. Autant de choses qui sont très rares à trouver chez nous. Mais, pour une fois, il semble que nous nous soyons engagés sur une autre route, sur une voie qui pourrait déboucher sur une avenue autre que celle du désespoir que nous mirions à l’horizon.
Pierre-Michel Augustin
le 14 septembre 2021