Il n’y a rien comme un peu d’exploration dans l’Histoire, pour nous permettre de mettre en perspective nos propres vicissitudes et de garder l’espoir de lendemains meilleurs, en dépit des affres de nos quotidiens glabres. De nouvelles tristes en tragédies funestes, nos yeux hagards pourraient facilement se perdre dans un amer désespoir. D’aucuns pourraient se dire qu’il n’y a plus rien à faire, pour sauver ce pays qui est le nôtre, et chanter en pleurant : «Doktè Bijou, peyi a fou», ce refrain si poignant du regretté Ansy Desrose, dans une de ses plus belles pièces, à mon avis, (Mélodie d’amour). La folie, en effet, nous guette tous les jours, en tant qu’individus, rien que de penser au risque de kidnapping encouru par n’importe qui, juste en allant au marché, faire une simple course, indispensable pour se ravitailler, rien que de penser au risque de viol ou d’assassinat encouru par l’adolescente, encore toute innocente, à la fleur de l’âge, mais guettée, sans vergogne aucune, par quelque malfrat aux idées lubriques, alors qu’elle déambule le long de nos ruelles sales, pour se rendre à l’école, quêter quelques bribes d’une instruction frelatée et suspecte, distillée avec parcimonie, et fort souvent par des maîtres à enseigner, aux compétences douteuses. Certains, pour faire face à notre réalité actuelle, plongent dans le monde irréel et fantastique du cinéma, à la télé. D’autres, comme moi, se réfugient dans l’Histoire, pour observer les démarches des autres qui ont connu également leur part de dérives.
En France, nombreux sont ceux qui l’adulent encore, tel un grand conquérant, bien qu’il n’ait finalement jamais pu conserver aucune de ses nombreuses conquêtes. Napoléon Bonaparte, puisqu’il faut l’appeler par son nom, le tombeur de Toussaint Louverture, avait finalement connu une fin tout aussi misérable que celle qu’il infligea au Premier des Noirs, au Fort de Joux, dans les hauteurs de Jura, quelques années avant la sienne. Lui aussi, il devait finir ses jours en captivité, à l’Île Ste-Hélène, loin des siens, loin de tout, empoisonné lentement, dit-on, à l’arsenic, pour qu’il ne puisse plus jamais sévir sur les peuples de l’Europe, et sur le sien aussi auquel il infligea, en plus d’un Waterloo, une Bérézina qui fut une des pires catastrophes militaires qu’il dirigea lui-même.
L’Histoire nous apprend que, pour refaire le plein des coffres de son pays, vidés par les bouleversements de la Révolution, il avait résolu d’appliquer, aux dépens de ses pays voisins, la bonne vieille méthode de prédation armée qui avait cours dans toute l’Europe et qui avait fait la fortune des empires d’antan et encore ceux naissants. Alors, il guerroya gaillardement contre les Anglais, de l’autre côté de la Manche, en 1793, contre l’Italie, en 1796 et l’Autriche, en 1803, contre l’Allemagne, en 1805 et également contre la Russie, en 1812. Lors de son invasion, au début, victorieuse de ce dernier pays, il alla jusqu’à s’installer, rapportent des historiens, dans les appartements privés de l’Empereur Alexandre de Russie, à Moscou. Mais, comme l’avait fait avant lui, le général Henri Christophe à St-Domingue avec la ville du Cap, le gouverneur russe d’alors, Fiodor Rostopchine, fit brûler Moscou devant l’arrivée de Napoléon, à la tête de ses 600 000 hommes de troupes, nous disent les historiens. Et, lorsqu’au cœur de l’hiver implacable des steppes russes, Napoléon et son armée durent faire face aux attaques meurtrières des troupes du général Mikhail Koutouzov, soutenues entièrement par la population civile, transformée en milice, la retraite de la Grande Armée française se transforma vite en déroute. Mais, pour ces envahisseurs, le pire était encore à venir. Pour se sauver des Armées russes, lancées à ses trousses, la Grande Armée Française devait négocier la traversée du fleuve Bérézina dont le seul pont était fortement gardé par l’armée russe qui y attendait les Français de pied ferme. Les techniciens militaires français tentèrent bien de construire des ponts de fortune en bois sur ce fleuve qui charriait des énormes blocs de glace. Mais ce fut en vain. La déroute de la Grande Armée Française se transforma alors en une vraie débandade, en un carnage épouvantable. Sur les 600 000 militaires qui entreprirent la conquête glorieuse de l’empire de Russie, des historiens maintiennent qu’à peine 20 000 rentrèrent de cette folle aventure dans Paris, en guenilles, transis de froid ou estropiés. Notre grand stratège avait encore piteusement échoué. Une fois de plus, l’arrogance de ceux qui s’étaient crus puissants, aveuglés par quelques glorioles éphémères, avait fini par les conduire à leur Vertières, en 1803, à leur Bérézina, en 1812 et à leur Waterloo, en 1815. Ces défaites cinglantes préfiguraient sans doute, celles que l’armée française du 20e siècle devait subir d’abord à Diên Biên Phu, en Indochine, en mai 1954 aux mains du général Ho Chi Minh, puis une autre débâcle aux mains des Algériens, en mai 1962, malgré le verbe trompeur du général de Gaulle qui voulut la présenter en «victoire». Décidément, ils en ont fait une habitude, ces Français… Invariablement, par ces illustrations, l’Histoire nous apprend que la défaite d’un peuple uni est toujours temporaire. Tôt ou tard, à leur grande surprise, les tyrans se retrouvent un jour devant un peuple qu’ils croyaient avoir mis à genoux et aux abois mais qui se révèle pugnace et déterminé à ne plus se laisser écraser comme un vermisseau, incapable de se défendre.
Plus près de nous encore, j’ai relu l’histoire des Barbudos de la Granma et de la cuisante défaite qu’ils subirent à leur invasion, le 2 décembre 1956. Peu d’entre eux survécurent à ce débarquement en catastrophe. «Men, premye so, pa so». Ils devaient se reprendre pour infliger la défaite, en 1959, au sergent Fulgencio Batista, bombardé Généralissime Président de Cuba, qui avait gardé le haut du pavé pendant si longtemps et qui se croyait invincible, inexpugnable, parce que supporté et armé par la république étoilée. Nous connaissons la suite, aujourd’hui. Le reste, c’est l’Histoire, et elle s’écrit encore en lettres imbibées de sueurs, nourries d’efforts et d’intelligence. Certes, le paradis ne se trouve pas aujourd’hui à Cuba, mais la décence, le progrès continu et des conquêtes historiques sur combien des maux sociaux qui affligent le reste de notre continent, si.
Ces lectures ne guérissent pas mes meurtrissures ni les flétrissures qui blessent l’amour-propre de l’observateur en moi qui voit dériver le pays au large, vers l’anarchie et le chaos. Ce pèlerinage, dans les méandres de l’Histoire du monde, est un exercice qui permet aux âmes désemparées qui contemplent aujourd’hui les horreurs qui ont cours dans notre coin du monde, de visualiser les parcours sinueux et souvent tragiques qu’ont empruntés d’autres peuples avant nous, avant de finalement trouver leur voie vers la stabilité. Leurs expériences de peuple ont eu un coût qu’ils ont dû assumer et dont aujourd’hui ils récoltent les fruits. Chacune d’entre elles leur est spécifique et n’est pas applicable, à l’identique, à d’autres sociétés. Un fait demeure, cependant: on retrouve des dénominateurs communs au succès de toutes ces sociétés qui ont finalement pris la voie du progrès social. Ils s’appellent DÉTERMINATION, COHÉSION et UNION.
La détermination, c’est la volonté inébranlable d’atteindre un objectif donné, avec les moyens dont on dispose, et en dépit des embûches qui devront toutes être surmontées, pour parvenir à cette fin. C’est cet esprit qui avait habité nos aïeux, lors de l’Épopée de l’Indépendance. C’est le même esprit qui a accompagné les Barbudos de la Sierra Maestra vers leur victoire improbable contre les forces de Batista, militairement chevronnées et solidement appuyées par l’International (suivez mon regard). C’était aussi ce même élan, cette même détermination qui avait permis aux Russes de l’époque, les pieds encore enlisés presque dans le Moyen-Âge, livrés à eux-mêmes, de culbuter les forces impériales et supérieurement organisées de la Grande Armée française de Napoléon, qui semblait voler de victoires en victoires, jusqu’au cœur historique et stratégique de ce vaste pays.
La cohésion momentanée des Russes leur a permis de conjuguer leurs ressources et de les utiliser efficacement vers leur victoire écrasante sur ce Napoléon, despote arrogant dont on nous chante encore la gloire, tout en escamotant judicieusement les déboires meurtriers dont il a balafré toute l’Europe et le nord de l’Afrique. C’est cette même cohésion qui a cimenté ce groupuscule de révolutionnaires barbus à la population cubaine et qui l’a propulsé jusqu’à la Havane, hasta la victoria.
Mais l’Histoire nous montre aussi que la détermination momentanée, la cohésion passagère d’un peuple, si elles ne sont pas conjuguées à une union durable de ses forces vives pour pérenniser ses conquêtes et les inscrire dans une démarche à long terme et dans sa trame sociale, ne porteront que des fruits avortés, issus de fleurs d’un seul printemps. C’est bien le cas pour nous, Haïtiens, jusqu’à ce jour. L’épopée de 1803, qui a culminé à l’apothéose de la Déclaration solennelle de l’Indépendance d’Haïti, au 1er janvier 1804, n’a plus fleuri, depuis lors. Cela n’a été qu’une floraison de ce rare printemps. En cours de route, comme autant de roues d’un carrosse bringuebalant sur le bord d’un précipice vertigineux, et qui se détachent, l’une après l’autre, nous avons d’abord perdu notre cohésion. Christophe au Nord, Pétion dans l’Ouest, l’Empereur Jean-Jacques Dessalines une fois assassiné, nous revoici sur les chemins rocailleux de l’Histoire, errant sans but, sans cohésion, avec la seule détermination de survivre, mais chacun pour soi. C’est là, l’explication de notre déchéance en tant que peuple qui a déjà écrit une belle page d’histoire. Mais une page ne fait pas un chapitre. Nous avons oublié qu’à cette page, il fallait en ajouter d’autres, et que le livre de notre existence, en tant que peuple, s’écrit au jour le jour, page après page, chapitre après chapitre. Notre trajectoire peut aller dans tous les sens, en crescendo ou decrescendo, totalement de travers ou chavirer abruptement au fond d’un précipice, selon le ou la leader à qui nous choisissons de confier le timon de notre destinée. Et comme nous avons choisi le cadre républicain, assorti d’un exercice cyclique de renouvellement de nos élites politiques, la vigilance est donc strictement de rigueur, et cela, en tout temps, pour éviter de choisir le mauvais destrier. Plus souvent, nous avons fait le mauvais choix. J’oserais même dire, d’autres ont fait pour nous, quelques fois, ces mauvais choix.
Mais assez de digressions. Revisitons l’Histoire, avec un grand H, de temps en temps, avec des yeux neufs, afin de nous inspirer des leçons apprises par d’autres qui nous ont précédés dans la grande chaîne de l’humanité. Tous les peuples de ce monde ont connu leur bonne part d’erreurs. Certains s’en sont bien relevés et même en ont appris des leçons qui les ont préservés d’expériences encore plus pénibles. D’autres n’en ont rien retenu, si bien qu’ils tournent en boucle, sans fin, dans les mêmes ornières. Je souhaite seulement qu’il n’en est pas de même pour nous. Après tout, nous n’avons que 217 ans d’histoire de peuple. Ce n’est même pas l’adolescence, à comparer à l’Égypte des Pharaons, à la Syrie biblique, à la Grande Perse devenue l’Iran ou, plus à notre taille, à l’Albanie ou à la Suisse. Je sais bien que notre jeune âge historique n’est pas une raison pour justifier nos turpitudes de peuple. Je m’agrippe simplement à cette brindille pour éclairer nos ténèbres et me donner des raisons d’espérer des lendemains meilleurs pour Haïti. Même quand ce ne serait que pour cela, des petites excursions, dans l’Histoire du monde, devraient être un exercice régulier pour nos élites, pour nos leaders et pour nos jeunes. Cela leur permettrait de situer notre parcours dans le temps et de corriger notre trajectoire historique, et, qui sait, de rattraper le reste du groupe, le peloton de tête qui nous devance sur la route du développement et du progrès social. Cela nous permettrait aussi de ne pas désespérer de voir, peut-être dans un délai pas si lointain, les puissants actuels de chez nous, frapper, à leur tour, leur Bérézina et s’en retourner bredouilles sur leurs terres, la queue entre les jambes, tels des chiens battus à leur propre piège, et renvoyés, avec un aller simple, aux oubliettes de l’Histoire, avec un grand H.
Pierre-Michel Augustin
le 27 avril 2021