En observant l’évolution de la situation en Haïti, ces derniers jours, je n’ai pas pu m’empêcher de me remémorer une anecdote assez révélatrice et aussi une légende qu’un professeur nous avait apprise au Lycée Pinchinat, à Jacmel. Je vais vous les conter et je partagerai avec vous la réflexion et la conclusion qu’elles m’ont inspirées, pour la suite des choses.
Jacmel était, à l’époque, une autre belle petite ville de province du département de l’Ouest. On n’avait pas encore créé le Sud-Est. La ville est encore lovée au fond d’une anse délimitée: à l’Est, par le Cap des Maréchaux et: à l’Ouest, par la Pointe Baguette. Les temps, alors, y étaient durs, mais on s’y plaisait bien. La vie n’y était pas trop chère. Par exemple, pour assister aux matinées de cinéma, le dimanche, on allait au Démocratique-Ciné, propriété de la famille Maglio, et qui se trouvait non loin du presbytère de l’église St-Philippe et St-Jacques. L’entrée ne coûtait que cinquante centimes par enfant mais il fallait quand même les avoir, ces deux gourdins. C’est une époque aujourd’hui révolue. Mon frère Mòy et moi, nous étions assez industrieux pour trouver des moyens honnêtes pour gagner ces cinquante sous. Entre autres, à la saison de coton, on en cueillait des tas dans notre cour, que nous faisions sécher sur le glacis, avant d’aller échanger notre récolte chez un acheteur du quartier. Un négociant avait une balance à fléau, érigée sur sa galerie, et achetait, au poids, beaucoup de denrées qu’on venait lui proposer. Le problème, c’est qu’on n’avait jamais le bon prix pour ce qu’on lui vendait, car sa balance était déréglée. En partant, elle fléchissait toujours de son côté, de sorte qu’il en fallait du coton pour 1 gourde50 environ, pour finalement obtenir la gourde qui nous permettait d’aller au cinéma, un dimanche sur deux. On n’était pas trop futé et on s’était fait rouler ainsi, pendant un bon bout de temps. Notre grand-père, de regrettée mémoire, avait remarqué son manège et nous avait alors appris une petite leçon de chose. Cela ne sert à rien de respecter les règles du jeu, nous disait-il, si l’autre ne s’y astreint pas, lui aussi. «Lè kap la gen fòs kote nan lanpatèt li, se pa nan longè ke li w ka korije sa.» Il avait de ses phrases, un peu circulaires, chargées de sous-entendus, qui nous envoyaient à une réflexion pour découvrir, nous-mêmes, nos propres solutions. Nous sommes alors allés confronter notre acheteur sur la précision de sa balance mais il n’a rien voulu savoir de nos revendications. Comme il était le seul du quartier à acheter notre coton, nous étions pris pour faire affaire avec lui, bon gré, mal gré. Il nous vint alors l’idée de tricher également, juste un peu. Après tout, on n’avait pas besoin de faire sécher autant notre coton. Et si nous y ajoutions quelques gousses de coton encore un peu vert, donc beaucoup plus lourdes que lorsqu’elles sont sèches, on pouvait ainsi contrebalancer les effets de sa tricherie. On a ainsi pu aller au cinéma, régulièrement pendant plusieurs semaines, avant que notre négociant ne s’aperçoive du pot-aux-roses et ne se mette à inspecter en profondeur nos taies d’oreillers chargées de coton. Mais il avait appris, à ses dépens, qu’il ne pourrait pas tricher indéfiniment, sans encourir certaines conséquences, notamment, le refus des autres de respecter les règles établies et les codes auxquels nous devions tous faire allégeance. Il nous avait bien menacés de porter plainte à notre grand-père mais nous lui avions rétorqué de ne pas oublier de lui mentionner, également, comment il avait abusé de nous, et de bien d’autres comme nous, en faussant sa balance. Il ne pouvait pas contempler cette perspective, car il avait alors trop à perdre, en crédibilité, en stature sociale et même en clientèle. Aussi, depuis lors, il ne rechigna plus à nous faire un juste compte ou à ignorer nos petits trucs, à nous aussi. On avait su trouver son point névralgique pour l’amener à consentir à respecter, lui aussi, les règles du jeu.
Vous vous demandez sûrement en quoi cela rime avec notre situation nationale, n’est-ce pas? Eh bien, moi, j’y vois une comparaison qui me saute aux yeux. Le pouvoir actuel, celui qui transige avec l’étranger et qui lui garantit la satisfaction et la sauvegarde de ses intérêts, n’aura que faire de nos protestations, tant qu’il gardera le monopole de ses tractations avec l’étranger qui lui passera toutes ses incartades, toutes ses dérives, même les plus grossières. Il faut donc infléchir le rapport des forces en notre faveur. Car ce pouvoir ne s’en prive pas, lui, peu importent les moyens dont il fait même usage à outrance. Et, dès que nous y parviendrons, vous verrez bien que Jovenel et ses affidés prendront d’autres recours que ceux de la force et du mépris, du jusqu’auboutisme et de la violence. Ils voudront alors négocier, discuter, en vue d’une issue honorable et sécuritaire, pour tout le monde, pour eux en premier. Leurs patrons d’outre-mer aussi les verront d’un autre œil, comme ils l’ont fait, depuis récemment, pour un certain Guaido, au Venezuela. Ces gens-là, lorsque le boulet devient un peu lourd à traîner, n’ont aucun état d’âme pour faire un peu de lest, sous prétexte de respect et de retour à des normes plus acceptables. Après tout, le monde des affaires ne ressent aucune émotion particulière, il aspire tout juste à prospérer et à profiter de ses investissements. Et quand les résultats ne sont plus au rendez-vous, ils ne tardent pas à changer de discours.
L’autre anecdote, cette légende que je vous ai annoncée, me vient d’un à-côté d’un cours d’histoire générale. Notre professeur titulaire était absent, cet après-midi-là, et le suppléant voulait nous ébahir, en étalant son grand savoir. Il nous raconta l’histoire du Nœud Gordien et comment Alexandre Le Grand en résolut l’énigme. Tant d’autres, avant ce dernier, s’étaient échinés à défaire ce nœud compliqué et n’y étaient pas parvenus, alors que, lui, un jeune conquérant, surtout un esprit neuf, aborda le problème sous un angle complètement différent. Pourquoi se compliquer la vie à défaire ce nœud étrange et bien serré, se demandait-il, alors qu’il suffisait de le trancher d’un coup d’épée, et l’affaire était close? Après tout, il n’était pas dit comment il fallait s’y prendre ni le processus qui était interdit. Ainsi fit-il. D’un coup de son épée, il trancha tout simplement le nœud qui retenait le char du Roi Midas, et, comme le voulut la légende, il devint le maître de l’Asie, peu après, comme l’avait annoncé une prophétie.
Je parie que vous vous posez la même question que tout à l’heure. Quel est le rapport avec nos déboires? Eh bien, l’opposition, toutes tendances confondues, jusqu’à ce jour, à mon avis, aborde le problème de la destitution de Jovenel Moïse, de plusieurs façons, mais ne semble pas encore avoir trouvé la bonne. Pourtant, lui-même, il nous la suggère. Il nous la souffle au visage avec défiance. C’est lui qui s’était comparé à une arête de poisson au travers de notre gorge et dont on ne pourra pas s’en défaire, du moins, pas en essayant de l’extirper par des acrobaties légales ou constitutionnelles, habituelles. Cela ne marchera pas ainsi, parce qu’aujourd’hui, la loi: c’est lui. Et, dans pas grand temps, la Constitution, ce sera peut-être celle qu’il aura lui-même concoctée, en utilisant les services de quelques prostitués intellectuels, pour coucher sur papier son projet infâme d’une dictature constitutionnelle. Alors, ce nœud gordien, il faudrait peut-être arrêter de tenter de le dénouer, selon les règles de l’art. Une arête de poisson qui se serait fichue en travers de notre gorge, il n’y a pas quatorze façons de s’en défaire. Il n’y en a que deux, à ma connaissance. On rentre la main dans notre bouche, jusqu’au fond de notre gorge, pour l’agripper fermement et l’en extirper, ou on avale un bon morceau de banane musquée, par exemple, sans trop le mâcher au préalable, qui va pousser notre malencontreuse arête et l’accompagner à travers nos viscères, jusqu’au fond du bol où elle méritera bien de finir son parcours odieux. Dans notre histoire récente, quelques-uns avaient bien compris la subtilité de cet autre langage, en 2004. Et ils avaient bien réussi leur coup, avec la complicité de tous ceux-là qui commençaient à s’inquiéter de la sauvegarde de leurs intérêts. Tous ceux, qui se bousculent aujourd’hui pour être les médiateurs dans des monologues affublés du titre pompeux et trompeur de «dialogues» ou de «négociations», s’étaient alors bien gardés d’offrir leurs services truqués d’avance, au bénéfice des plus offrants.
On dit souvent que toute comparaison est boiteuse, mais je ne peux m’empêcher de voir en ces histoires, des leçons de choses, des exemples qui pourraient faire une différence dans notre approche pour la résolution de tant de nos problèmes. Je me souviens encore du prêtre qui avait, pour un temps, pensé résoudre le problème des sempiternels coups d’État militaires contre lesquels tant de grands politiques s’étaient butés en vain. La solution toute simple avait été de définancer de nos budgets, l’institution qui en était l’auteur, paraît-il. Et, pendant plus de 2 décennies, le python, qu’on dorlotait chez nous, avait cessé de nous menacer de ses étreintes mortelles et de ses convulsions à répétition. Il fallait juste y penser avec un esprit neuf. Mais comme la nature à horreur du vide, celui, que notre ancien tourmenteur avait laissé, aura été vite comblé par un autre prédateur, un autre fauve que nous avons couvé également. À force de jouer au plus malin avec nos démons, les voilà aujourd’hui qui nous mènent la vie dure. De vrais croquemitaines qui ne font pas que nous effrayer et qui bouffent nos enfants, les violent à l’occasion, kidnappent leurs parents et aussi les assassinent, à l’occasion. Nous payons, aujourd’hui, le prix fort pour nos étourderies.
À d’autres, maintenant, il reviendra la rude tâche de s’en défaire, comme il y a 35 ans. On n’aura peut-être pas besoin d’utiliser l’astuce, la ruse, la force ou le grand art pour dénouer une énigme qui, somme toute, n’en est pas vraiment une. Cette engeance de racailles ne semble pas comprendre le langage de la modération et la dialectique de la mobilisation pacifique de la population. Ce sont des subtilités qui lui sont parfaitement étrangères, car elle a pour elle, la force de s’imposer et l’oreille du CORE Group, et cela lui suffit. Point n’est donc besoin de philosopher à outrance ou de lui seriner les vertus du dialogue et de la négociation entre gens de bonne foi. Cela n’aboutira à rien, sinon qu’à la conforter dans son impression d’invincibilité et de toute-puissance. Ce n’est pas pour rien que leur champion s’est nommé lui-même: Aprè-Dye. Ceci n’est qu’un indice pour comprendre le caractère ubuesque de ce genre de personnage qu’on croyait en voie de disparition de notre faune politique qui, jadis, en foisonnait.
Il faudra bien trouver le bon interprète, expert dans l’utilisation d’un langage qui lui sied bien, pour une conversation intelligible et qui pourrait aboutir à un résultat concluant. Jusqu’ici, les interventions des «Religions pour la Paix» et autres comparses du même genre, n’ont servi que d’écrans de fumée, de faire-valoir pour lui permettre de s’acheter du temps et de tromper autant de naïfs qu’il le pouvait, surtout ceux qui le veulent à tue-tête, pourvu que le compte y soit. Peut-être est-il venu le temps de tout simplement trancher ce nœud gordien, au lieu de persister à essayer de le défaire. Tout demeure donc dans la manière de s’y prendre. Et il n’est peut-être même pas nécessaire de recourir à des extrémités où tout le monde y perd, la population, en premier. Car, au bout du compte, ce pays qui est le nôtre, ce sera à nous de le construire, de le défricher et de le sarcler, comme il le faut, afin de séparer le bon grain de l’ivraie. Le temps joue contre nous car Haïti, chaque jour, s’enfonce de plus en plus dans la médiocrité et dans l’horreur, dans la misère et dans la déchéance, une somalisation aberrante, en pleine Amérique. Et, comme je ne suis pas sûr de pouvoir compter sur la répétition de l’action décisive, cette démonstration musclée, en octobre 1994, qui fit fuir, comme une volée de moineaux, ceux qui jadis se paraient du sobriquet de «Léopards», à la réflexion, il ne reste donc plus un grand choix dans les moyens à prendre pour éviter le pire. À la lumière de cette expérience, il ne faudra pas oublier ce dicton très judicieux: «chodyè vwazen prete w, pa ka kreve pwa sèch.»
Un Sage, nommé Gandhi, avait jadis trouvé une idée de génie pour dénouer une impasse de taille: LA DÉSOBÉISSANCE PACIFIQUE DE MASSE, le refus têtu d’obtempérer à quelques diktats que ce soit, la cessation de toute activité, en dépit des menaces, jusqu’à la résolution du problème auquel la population était confrontée. Et cela avait fini par donner les résultats voulus. De même, lorsque le pays entier sera mis à l’arrêt, sans violence, sans heurt, mais sans aucune activité ou si peu, je serais bien surpris de voir à quels recours encore ce pouvoir se résoudra. Une réédition de peyi lòk, revue et amplifiée, pour une période indéfinie, le temps que cela prendra pour sensibiliser les consciences économiques, plongées dans une torpeur profonde, pourrait leur servir de réveille-matin un peu strident. Pour chaque jour d’inactivité totale au pays, compte tenu de notre PIB actuel, ce serait environ 25 millions de dollars, soit près de 2 milliards de gourdes, que perdraient, tout particulièrement, les pachas de notre économie, mais également les donneurs d’ordre à l’étranger, indifférents au drame qui se joue chez nous et dont nous sommes les premières, sinon les seules victimes, maintenant. Lorsque les Chambres de Commerce constateront que les négoces de leurs membres sont à l’arrêt et que les obstacles à leur bon fonctionnement résident au Palais National et dans quelques officines de l’État, vouées aux basses œuvres de l’actuel occupant de ce palais, on verra bien à qui leurs membres feront allégeance et pendant combien de temps leurs partenaires d’outre-mer tolèreront ce blocage qui fait en sorte que leurs revenus sont à l’arrêt, alors que leurs dépenses coulent encore à grands flots. À ce moment seulement, ils commenceront à être sensibles à ces souffrances que nous endurons tous les jours et qui menacent même d’empirer sous le régime que Jovenel veut perpétuer, avec une nouvelle Constitution, suivie d’un exercice de bourrage d’urnes en règle, bien ficelé, qu’il ose appeler une élection, avec la bénédiction de ses amis de la Communauté Internationale.
Il faut donc viser le point qui leur est névralgique et pour lequel ils sont frileux. De tout temps, l’argent a toujours été le nerf de la lutte. Autant donc s’en servir, pour une fois, à notre compte, et avec doigté. C’est, et de loin, le terrain qui nous avantage, si nous nous serrons les coudes, le temps de faire capituler ce pouvoir, devant la fermeté de notre détermination, dans un refus massif d’obtempérer, de façon pacifique. Pour le reste, on avisera, en temps et lieu. Mais pour le moment, il convient de poser résolument une action qui compte et qu’ils comprennent bien. Point n’est besoin de chercher midi à quatorze heures. Tout comme Alexandre Le Grand, il conviendrait de sortir de nos ornières qui nous gardent captifs, à toujours tourner en rond. Il faut innover, essayer un autre moyen, pas nécessairement le plus conventionnel, pour lequel une parade est déjà toute prête. IL FAUT SIMPLEMENT DÉSOBÉIR, MASSIVEMENT, OBSTINÉMENT, JUSQU’À CE QUE JOVENEL SOIT CONTRAINT DE DÉMISSIONNER, D’UNE FAÇON OU D’UNE AUTRE …
Pierre-Michel Augustin
le 31 mars 2021