Ce nouveau budget a été adopté par le Conseil des Ministres, le 1er octobre dernier. Il est au montant de 254 milliards 704 millions de gourdes, rien de moins. Ce document pourrait être très révélateur quant aux orientations fondamentales de ce gouvernement et quant à ses projets pour le pays, au cours de l’exercice 2020-2021. Mais essentiellement, c’est un exercice trompeur, de la poudre aux yeux, tant les données ne semblent pas coller aux réalités, économiques, financières et politiques du pays.
Débarrassé d’un Parlement pas toujours enclin à faire ses quatre volontés, même s’il avait été majoritairement inféodé au pouvoir en place, le gouvernement de facto Moïse/Jouthe vient d’adopter un budget, tel que le Président le voulait dans les années antérieures, sans aucune contrainte de la part d’une quelconque institution garde-fou, prévue par la Constitution pour tempérer ses écarts. En valeur absolue, 254 milliards de gourdes, c’est environ 56 milliards de gourdes de plus, par rapport au budget amendé en juin dernier pour l’exercice 2019-2020 et qui atteignait le montant de 198 milliards 700 millions de gourdes. Mais en valeur relative, c’est encore plus extraordinaire. Cela représente un bond phénoménal de plus de 28% par rapport au budget de l’exercice antérieur, et cela, sans aucune modification drastique de l’environnement économique, financier et politique du pays.
En résumé, le budget 2020-2021 prévoit des revenus domestiques de 132,6 milliards de gourdes, des dons de 29,9 milliards de gourdes et un poste de «financement» de 92,1 milliards de gourdes, pour ce total de 254,6 milliards de gourdes, au niveau des revenus. Au niveau des projections de dépenses, il prévoit: 65,5 milliards de gourdes pour les salaires à la charge de l’État et un montant de 37,6 milliards de gourdes pour l’acquisition de biens et des services, et pour des autres dépenses publiques. Pour compléter le portrait de ce volet du tableau des dépenses, il faut ajouter des dépenses dites de subventions et de transferts au montant de 26,9 milliards environ. Déjà, on excède les revenus domestiques de plus de 3,5 milliards de gourdes. Mais cela ne compte que pour la partie domestique, endogène, des revenus et surtout des dépenses, laquelle partie qui cumule à 132,6 milliards de gourdes pour les revenus mais contre un montant de 136,2 milliards de gourdes pour les dépenses, d’où ce premier manque à gagner prévisionnel de 3,5 milliards de gourdes.
Pour compléter les prévisions de revenus, le gouvernement table sur des hypothèses plutôt hasardeuses. D’une part, il prévoit recevoir des dons de près de 30 milliards de gourdes environ en appuis budgétaires et en appuis à des projets. Il convient de souligner que ces dons, en provenance de pays étrangers ou de fondations internationales, ne sont jamais sans certaines conditionnalités qui les rendent parfois inaccessibles pour le gouvernement. De plus, tout le reste des revenus prévus à ce budget proviendra des fameux «financements». Entendez par cela, des emprunts de toute sorte, tout particulièrement de la BRH, et qui s’élèveraient à environ 92,14 milliards de gourdes. La partie aléatoire des revenus ainsi projetés est au montant d’environ 124,5 milliards de gourdes. Cette partie aléatoire des revenus de ce budget représente déjà 48,9 % de ce budget, en valeur relative. C’est beaucoup de « peut-être » pour un budget national.
Pour parvenir à ces projections de revenus domestiques, le gouvernement ne prévoit aucune nouvelle taxe, à proprement parler. Néanmoins, il prévoit des augmentations significatives pour certains droits de douane. Par exemple, comme le soulignait l’économiste, Énomy Germain, les droits de douane sur les farines de céréales passeront de 15% à 50%, soit un bond de 35% d’augmentation. Plusieurs autres lignes de produits importés subiront le même traitement, à des degrés divers. On peut déjà commencer à réfléchir sur l’acceptabilité sociale et surtout sur l’applicabilité de ce budget, lorsque les consommateurs devront absorber le coût des marchandises essentielles à leur survie, comme le pain, le riz, la farine de blé et d’autres produits consommés sur une base régulière mais qui ne proviendront pas nécessairement de notre production locale.
De plus, le gouvernement prévoit des augmentations de salaire au personnel de la fonction publique, allant de 8% à 50%, selon les niveaux de salaires, les plus faibles bénéficiant d’une plus grande générosité de l’État. À noter qu’il faut féliciter le gouvernement pour cette initiative de correction à la hausse, tout particulièrement pour les petits salariés à sa charge. Encore qu’il faille que cela se traduise effectivement dans les faits. Cela met aussi la table pour les employés du secteur privé qui vont s’attendre, eux aussi, au moment de la fixation des salaires minimums, à une révision correspondante et en ligne avec cette vision politique.
Dans un certain sens, l’augmentation des droits de douane sur des produits importés, serait une approche intéressante si elle faisait partie d’une politique générale pour protéger une certaine production locale et pour équilibrer notre balance commerciale largement déficitaire, en général. Mais tel ne semble pas être le cas car, parallèlement, le gouvernement n’a pris aucune mesure pour augmenter la production locale qui viendrait bénéficier de conditions favorables pour occuper un marché rendu plus accessible par ce surplus de droits de douane, répercuté sur les prix de ces importations. Sans contrepartie de production locale, cette mesure équivaudra à une augmentation de l’ordre de 35% du coût d’acquisition de ces marchandises, qui sera refilé au consommateur qui n’aura pas tellement d’autres choix que de se les procurer à prix fort.
La structure même de ce budget, dont plus de 48% dépendra d’un recours au «financement» (plus de 92 milliards de gourdes) et sera à la merci de la générosité de bienfaiteurs extérieurs (29 milliards 946 millions de gourdes), pourrait aboutir au fait qu’il ne puisse être réalisé comme prévu, surtout, compte tenu de l’année électorale qui se profile à l’horizon. Tout ceci, pour arriver à la conclusion, que pour maintenir les dépenses projetées, il y a un grand risque que le gouvernement se retourne, tout simplement, vers la Banque de la République d’Haïti et intime, à son Gouverneur, l’ordre de sortir la planche à billets, une autre fois, et de lui imprimer quelques milliards de gourdes pour payer des factures, du moins, celles qu’il jugera incompressibles. Le spectre d’un énorme déficit budgétaire plane donc sur l’exécution de ce budget, faussement à la hausse quant à ses revenus. Pour les autres factures à payer, peut-être qu’il procèdera comme c’est devenu une coutume chez nous: elles rejoindront la longue liste des arriérés de salaires courus et non payés qui font l’objet de revendication de nombreux secteurs de la fonction publique, notamment celui des enseignants.
Un des éléments-clés de ce budget, c’est le taux moyen de change anticipé de la gourde, par rapport au dollar américain. On a constaté un redressement spectaculaire de notre devise par rapport au dollar-roi, passant de 120 gourdes pour 1 dollar à 64 gourdes pour 1dollar, en date d’aujourd’hui, en l’espace d’environ 1 mois. La BRH annonce même qu’elle va continuer à maintenir la pression, en injectant des dollars sur le marché pour renforcer la gourde. Cela n’avait pas pris plus pour que certains ne commencent à rêver à un taux de change de l’ordre de 25 gourdes pour un dollar. Mais, il n’en serait rien, paraît-il. Les objectifs de l’État haïtien seraient plus réalistes et ne viseraient qu’un taux moyen stabilisé à 70 gourdes pour 1 dollar, pour cet exercice. Même avec un tel taux de change, un budget de 254 milliards de gourdes équivaudrait à environ 3 milliards 628 millions de dollars U.S, une augmentation très nette, par rapport à l’historique de nos budgets annuels. Mais combien de temps la BRH pourra-t-elle tenir cette politique et garantir ce taux ? Nul ne saurait répondre, pour le moment, à cette question brûlante de note actualité économique.
Ce paragraphe me permet d’introduire une autre préoccupation importante. Évidemment, dans cet article, je n’ai pas l’intention de fouiller les différentes rubriques de l’ensemble budgétaire. Néanmoins, il est intéressant d’apprendre que l’enveloppe prévue pour les élections à venir serait de l’ordre de 3,116 milliards de gourdes, pour réaliser 2 élections: une pour redoter le Parlement en députés (119) et en sénateurs (19), une autre pour les présidentielles. Et pour appâter nos politiciens, une enveloppe de 500 millions de gourdes est prévue pour les partis politiques, sans doute ceux qui participeront au processus électoral, enclenché avec la nomination et l’installation du nouveau CEP dont les membres n’ont pu être encore assermentés, à ce jour. Mais l’intention est manifeste et le grenouillage s’est déjà ébranlé. Dans notre marécage politique, cela croasse de partout. Les nouveaux partis politiques poussent comme des djon-djon. L’ex-président, Michel Martelly, a pondu un nouveau parti. Il ne serait plus dans le PHTK mais serait membre du Nouveau Parti pour la Renaissance d’Haïti (NOUPAREH). L’ex-député de Baradères, Patrick Nozéus avait lancé déjà son nouveau parti, Action pour un Meilleur Environnement National (AMEN). L’ex-sénateur Gracia Delva vient de présenter son nouveau parti également, Ayiti Avan(AYA). L’ex-sénateur Jean Renel Sénatus ne veut pas être en reste. Son parti politique s’appelle Lòd Demokratik (LOD). L’ex-député de Marigot, lui aussi, a son parti politique tout neuf, il s’agit de l’Élan Démocratique pour la Majorité (EDEM). L’ex-Député de Pétion-Ville vient également de lancer son nouveau parti politique. Il s’appelle En Avant. À ceux-ci, il faut ajouter plus de 130 autres partis qui s’étaient proposés pour les élections, en 2015. Et nous ne sommes qu’au début de ce processus. Après tout, 500 millions de gourdes à se partager, c’est plutôt alléchant dans un pays où la misère est reine.
Le débat se transportera bientôt sur ces fameuses élections. Les incitations et les menaces des étrangers aidant, on arrivera à oublier le budget, jusqu’à ce qu’il nous frappe en plein visage, pour nous déchirer sur des élections-bidon dont les résultats nous serons préparés ailleurs. Et si l’on est sage et qu’on est assez bon enfant pour participer au processus que d’autres ont bien voulu dessiner pour nous, on s’en sortira avec un autre apprenti dictateur, bouffon sur les bords, mais surtout assez docile pour se courber aux diktats de ceux qui mènent notre destinée de peuple ayant perdu son droit à la souveraineté, depuis belle lurette. Ce budget, c’est de la frime. Pour parler comme les économistes, il n’est pas «sincère», surtout pas réaliste du tout. Mais qu’importe? Personne ne pourra le contester avec succès. Personne n’en a les moyens objectifs. Seuls et épars, nous sommes des fétus de paille. Réunis en faisceau, nous sommes un peu plus forts. Mais tous ensemble, nous sommes une vague à laquelle rien ni personne ne peut résister, pas même les Seigneurs venus d’ailleurs ne peuvent nous imposer leurs diktats. Mais cela, ce n’est qu’une chimère qui arrive parfois, à l’occasion, un peu à l’improviste… Encore que nous ne nous rendions même pas compte de ces bons coups du sort et que nous les gaspillions allègrement, de part et d’autre du spectre politique, en accumulant, chacun de son côté, sa bonne part d’erreurs qui pardonnent rarement à ceux qui se les infligent inconsidérément…
Pierre-Michel Augustin
le 6 octobre 2020