Le Président de la République avait annoncé, en décembre dernier, l’avènement d’un gouvernement légitime tout neuf, avant la fin de l’année. Mais rien n’y fit. Après les fêtes de fin d’années, il a récidivé avec la même promesse. Mais: «nad, marinad». Vers la fin de janvier et au début du mois de février, il en remettait. Cette fois-ci, il traînait dans son sillage des parrains importants, longtemps restés en arrière-plan, en réserve de la République. Cette mobilisation de ses commanditaires avait même alléché des participants, jusque-là réticents à s’asseoir à la table de négociations à laquelle les conviaient le Président et ses nombreux émissaires tant officieux qu’officiels. Cela a également fini en queue de poisson. Tous les paris que prend ce Président, toutes les gageures lancées en l’air, à qui le veut bien, sont retombées à plat, telles des baudruches qu’on aura dégonflées, prématurément. Tous ses paris s’en vont à l’eau, à la poubelle de l’histoire. Sans devoir remonter à Mathusalem, on peut quand même établir une longue liste de paris ratés. Mais il y a certains qui portent plus à conséquence que d’autres. Tout dépend de l’interlocuteur auquel on s’adresse, et des intérêts ainsi mis à l’enjeu. Les deux derniers échecs les plus retentissants sont, sans contredit, la démise du Pouvoir face aux Sénateurs de la République, qu’on avait cru mettre au rancart, juste avec un tweet présidentiel, et la sous-estimation du mouvement des policiers réclamant la reconnaissance du Syndicat de la Police Nationale d’Haïti (SPNH).
Dans le premier cas, l’histoire est un peu plus simple. Se basant sur un certain nombre de précédents et sans tenir compte de la conjoncture actuelle ni des particularités spécifiques à la durée des mandats de certains sénateurs, le Président s’était dépêché, de tweeter son constat triomphaliste de la «caducité du Parlement». À la rigueur, il aurait été justifié de constater le non-renouvellement de la Chambre des Députés dont la fin de mandat ne soulevait aucune question. Il aurait été justifié également de se questionner sur le dysfonctionnement possible d’un Sénat amputé du tiers de ses élus. En effet, si, à 29 sénateurs sur trente, ce corps législatif arrivait difficilement à obtenir le quorum pour siéger et faire œuvre qui vaille, le Président pouvait, à bon droit, se questionner sur les difficultés à venir pour la Chambre Haute, lors de futures délibérations, avec un total de 19 sénateurs siégeant sur une totalité de 30. Mais, là encore, à qui imputer la faute, si ce n’est encore à l’Exécutif qui n’a pas veillé à réaliser ces fameuses élections, en temps opportun pour renouveler le corps législatif, et, ainsi, s’assurer du bon fonctionnement des institutions de l’État? Le pari du Président était que, ce faisant, il allait pouvoir gouverner à sa guise, sans ces fauteurs de troubles qui n’ont pas arrêté pas de lui chercher des poux. Mais voilà qu’une fois l’euphorie présidentielle passée, Jovenel se retrouve avec, à nouveau sur les bras, la cohorte de sénateurs dont il a cru se débarrasser à coups de tweet. En effet, ceux-ci avaient porté leur interdiction d’accéder au Sénat en appel devant les tribunaux. Devant la déclaration d’incompétence de cette instance pour traiter cette affaire, donc pour trancher définitivement, les sénateurs maintiennent que leur mandat n’est pas caduc, comme le déclarait le Président et entendent siéger jusqu’en 2022. La balle est donc aujourd’hui retournée dans la cour du Président qui a beaucoup de pains au four, par les temps qui courent.
Dans le deuxième cas, l’affaire est beaucoup plus corsée. Voilà déjà trois ans que le Président, l’ex-Premier Ministre Jack Guy Lafontant et les autres qui lui ont succédé serinent des ballades aux policiers comme à tous les autres fonctionnaires de l’État. Jack Guy Lafontant leur avait même promis de réaliser la construction d’un hôpital exclusivement dédié au personnel policier et à leurs ayant droit. Mais ceux-ci attendent encore la concrétisation de cette belle promesse. Le Président, dans une de ses tournées impromptues, était allé visiter quelques commissariats et s’était lamenté devant l’état des lieux. C’était une histoire d’horreurs, une situation indigne pour un corps armé, le seul légalement constitué et effectivement en mesure d’assurer la sécurité intérieure du pays, bien que ses effectifs soient largement insuffisants et mal outillés pour cette noble mission. Mais les gestes n’ont pas suivi les paroles généreuses. Les augmentations de salaires promises, même modiques, n’ont pas été respectées. Les conditions de travail des agents de police n’ont pas été améliorées. Alors, nos policiers ont pris, dans un premier temps, le seul recours qui leur était permis, légalement, constitutionnellement. Ils ont alors résolu de constituer un syndicat pour négocier collectivement leurs conditions de travail, comme cela leur est reconnu et garanti par la Constitution haïtienne. Dans l’histoire du syndicalisme, généralement, ce sont les abus des patrons, les manquements cumulés des responsables hiérarchiques qui aboutissent à la création des syndicats. Le SPNH ne fait pas exception à cette constante observée un peu partout. Face à l’arbitraire du patron et aux abus des autorités hiérarchiques, la foule des agents 1, 2 et 3, qui végètent au bas de l’échelle ont eu finalement recours à la mise en commun de leurs revendications pour faire pression et obtenir satisfaction progressivement. Il se trouve que les statuts de la Police Nationale d’Haïti ne leur reconnaissent pas ce droit. Néanmoins, la Loi-mère le leur garantit. la Constitution d’Haïti ayant préséance sur toutes les lois du pays, celles qui ne s’y conforment pas sont d’emblée inconstitutionnelles et peuvent, que dis-je, doivent être déclarées ultra vires, illégales, inconstitutionnelles. Peu importent le charabia et les verbiages des docteurs en droit qui disent tout et son contraire, dans le même souffle. La Constitution d’Haïti reconnaît le droit d’association et n’exclut aucune catégorie d’emploi dans l’exercice de ce droit inaliénable. Point final. Le syndicalisme dans les forces policières n’est pas un sujet à débattre ni une particularité rarissime. Dans presque toutes les sociétés dites démocratiques, les forces de police ont une Fraternité, un syndicat qui négocie régulièrement avec l’État pour le renouvellement de leurs conventions collectives et l’amélioration de leurs conditions de travail. Tous ceux qui prétendent que cela ouvre la porte à un dangereux précédent sont de mauvaise foi et refusent tout simplement de regarder les bons exemples à émuler qui se pratiquent ailleurs. La PNH n’a pas inventé le syndicalisme dans la Police, ne leur en déplaise. C’est un mouvement qui se porte très bien ailleurs: au Québec, dans les autres provinces du Canada, aux États-Unis, en France, tous ces pays auxquels on veut ressembler et dont on copie régulièrement les pratiques sociales et administratives. Au lieu de composer avec le mouvement pour en atténuer son impact dans le fonctionnement régulier du service, les autorités s’y sont bêtement opposées, catégoriquement. Comme s’il suffisait de dire non à une policière ou à un policier qui revendique, à bon droit, de meilleures conditions de travail et un meilleur salaire, pour qu’elle ou il rentre dans les rangs et se tienne tranquille, même si rien ne change pour lui, sinon pour le pire. Et cela a donné le résultat que nous avons aujourd’hui. Le Premier Ministre de facto, Jean-Michel Lapin, loin de jouer la carte de l’apaisement des tensions avec ce corps stratégique, se lance dans des menaces et de épithètes ronflantes, taxant de «barbares et de terroristes», des gens sur lesquels il va devoir compter à court terme, pour résoudre les problèmes d’insécurité criminelle, galopante, à travers le pays.
Pour débuter l’année, le gouvernement Moïse-Lapin a donc tenté trois coups de circuit et les a ratés tous les trois, du moins, c’est l’impression qui s’en dégage. Pour le Président Moïse, le dossier des législateurs était une affaire réglée, en deux temps et trois mouvements. Il lui suffisait de le déclarer dans un tweet et les sénateurs allaient prendre leur trou et y rester tranquillement. De toute évidence, cela n’a pas été aussi facile qu’il le croyait, à preuve, plusieurs des sénateurs, exclus temporairement du Sénat, sont revenus le hanter et le défient encore en siégeant au Sénat. Certes, il n’a pas encore dit son dernier mot et il va probablement surenchérir. Cela ne voudra pas dire qu’il va gagner ce pari. En tout cas, s’il le gagne, ce sera à la dure. Il n’est que d’attendre.
Dans le deuxième cas, non plus, il n’aura pas la partie facile. C’est toujours dangereux de s’en prendre à l’esprit de corps d’une institution aussi soudée que la police ou l’armée. Rares sont les chefs qui ont connu du succès dans ce genre d’entreprise. Et même quand ils ont fini par remporter la mise, il faut toujours se demander, à quel prix et surtout si cela en valait la peine. Le dictateur François Duvalier avait fini par domestiquer les FAd’H. Il en avait fait son paillasson, et qu’en est-il advenu? Cela avait balkanisé cette force militaire en des clans, n’obéissant à aucune autorité hiérarchique, à aucune discipline institutionnelle, jusqu’à son implosion finale. Avant cela, lorsque le Président Leslie François Manigat avait voulu l’apprivoiser à son tour, le monstre s’était retourné contre lui et l’avait destitué. Le Président Aristide également avait sous-estimé l’esprit de corps de cette institution. Cela lui avait valu de perdre la première manche et de se retrouver en exil au cours de trois années, lors de son premier mandat. Mais de retour au pays, il n’avait pas perdu de temps pour prendre sa revanche définitive, effaçant pour longtemps, cette institution de notre société. À peine ressuscitée de ses limbes, la voici qui sert à nouveau de marionnette à un nouvel apprenti dictateur. Combien de fois faut-il se casser la figure pour apprendre les leçons de l’histoire. Il faut croire que certains ne le peuvent qu’à la dure.
Refaisons-nous aujourd’hui la même expérience avec la PNH, cette fois-ci ? Le vers de la discorde semble déjà bien installé au cœur de cette institution, en raison de l’amateurisme de nos autorités, tant policières que politiques. Haïti ne pourra pas se permettre d’effacer, à nouveau, la seule institution relativement viable pour assurer, un tant soit peu, la sécurité et la paix publiques. À défaut, les Nations-Unies, les États-Unis en tête, nous imposeront, à coup sûr, une force de police étrangère pour garantir la sécurité au pays et celle des pays environnants pour lesquels nous serons vite devenus une menace trop importante à leur sécurité intérieure pour ne pas y mettre bon ordre. Nous savons ce que cela a coûté au pays. Nous avons payé chèrement pour nos erreurs et nos turpitudes. Imaginez un moment, 28 000 kilomètres carrés de territoire, à quelques encablures des États-Unis, disposant d’une population affamée de 11 millions de personnes, incapables de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires, et vous avez une bombe sociale qui peut muer de n’importe quelle manière et qu’on pourrait, de l’extérieur, manipuler pour le transformer en une menace directe pour n’importe lequel de ses voisins. Personne ne veut même envisager la possibilité de cette situation. Cela s’appellerait la «Somalisation» d’Haïti en plein cœur des Amériques, avec tout ce que cela comporterait de risques de dérives et de menaces potentielles pour la stabilité régionale, à tous les égards.
Lorsque je suppute tous ces dangers éventuels, je ne comprends pas que la Communauté Internationale veuille encore courir le risque de soutenir ce cheval boiteux et la bande d’amateurs qui sont la principale menace et la source primaire de ces problèmes. Jovenel Moïse n’a aucun ascendant moral sur son entourage politique pour lui imposer de composer avec les forces de l’Opposition. Au contraire, il semble prendre plaisir à les antagoniser, au lieu de chercher un point minimal d’entente pour calmer le jeu. Chaque fois qu’un problème a surgi au cours de son mandat, il a toujours tenté d’écraser ses adversaires, au lieu de négocier une entente gagnant-gagnant. Le dernier cas de figure est aujourd’hui son bras de fer avec les policiers qui veulent établir un syndicat. Il fait plutôt de la surenchère. Il engage son fœtus d’armée contre des policiers en armes et bien supérieurs en nombre, sinon en compétence militaire tout court. Car personne ne me fera croire qu’on peut former adéquatement un militaire en quelques mois. Le résultat est qu’on s’approche dangereusement d’un affrontement entre deux corps armés, avec la population civile prise en étau. En définitive, Jovenel Moïse fait courir un risque énorme au pays et constitue une vraie menace à la stabilité régionale, à moyen terme. Il faudrait obtenir la démission du Président Jovenel Moïse et du Premier Ministre Jean-Michel Lapin, dans les meilleurs délais, pour espérer sauver encore ce qui peut l’être et entreprendre une longue et patiente réhabilitation de ce pays, car ce ne sera ni facile ni très rapide comme processus.
Pierre-Michel Augustin
le 25 février 2020.