Le vendredi 8 mars, le Président de la République, Monsieur Jovenel Moïse, s’était réuni avec des autorités du FMI, afin de négocier une aide financière pour l’aider à se tirer de ce mauvais pas, dans lequel, son gouvernement et lui semblent être profondément enlisés. Comme le monde entier le sait maintenant, notre pays est dans la dèche absolue. Pour y remédier, nous avons appris qu’une délégation importante de dignitaires haïtiens s’était rendue à Washington, récemment. Toutefois, il n’y a pas eu de compte-rendu officiel des démarches de cette délégation. Par la suite, on a bien eu la visite de M. David Hale, Sous-secrétaire d’État américain aux Affaires politiques, qui s’était entretenu avec des personnalités importantes de la société haïtienne, parmi lesquelles : le Président lui-même. C’était peut-être un accroc au protocole: un Président de la République qui déploie le tapis rouge pour accueillir un Sous-secrétaire d’État. Néanmoins, par ces temps difficiles, ce n’était peut-être pas le moment de faire la fine bouche et de regarder de trop près aux subtilités protocolaires. Au terme de la brève tournée de M. Hale, il a délivré son évangile sur la montagne, rappelant aux brebis égarées du pays, les vertus incommensurables du Dialogue. Il suffit d’y avoir une foi inébranlable, et cela réussit à tout coup, paraît-il. Après tout, ne dit-on pas que la foi peut soulever des montagnes?
Mais la visite de M. Hale et ses rencontres avec l’intelligentsia haïtienne n’étaient que le prélude aux choses sérieuses. Entendez par là, qu’on allait parler d’argent et d’aide budgétaire significative pour Haïti et son gouvernement. Effectivement, sur les talons de M. Hale, s’amenaient des cadres du Fonds Monétaire International (FMI) qui revenaient au pays avec une bouée, à la rescousse du Président Jovenel Moïse. Le FMI, semble-t-il, consentirait à faire un prêt concessionnel à l’État haïtien. La dernière fois que le FMI avait fait une telle fleur au pays, on n’avait pas pris garde aux épines cachées dans ce qu’il convient d’appeler les «conditionnalités» de cette entente. Tout le monde se souvient de la débâcle qui s’en suivit en juillet dernier, car on l’a encore fraîche à la mémoire, celle-là. Ces conditionnalités auraient exigé une discipline budgétaire et administrative rigoureuse de la part de nos dirigeants et cela peut se résumer par l’expression consacrée : « Cash Management », entre autres choses, et par la cessation de toute subvention au secteur dit énergétique. Cette dernière expression signifiait une augmentation substantielle des prix du carburant et un suivi plus strict des factures de l’EDH. Un cocktail parfait pour mettre le feu à la poudrière haïtienne. Et c’est ce qui arriva. Quand on sait que peu d’abonnés honorent leur facture, il fallait s’attendre à une petite révolution à vouloir mettre de l’ordre aussi drastiquement dans cette situation. En effet, d’après le Directeur général de l’EDH, M. Jean Nicolas Hervé Pierre-Louis, rien que pour le mois de décembre, seulement 12,19% des factures émises ont été payées par les abonnés. Aujourd’hui, fort de cette expérience douloureuse, il faut espérer que nos autorités ont pris la peine de lire les annotations en petits caractères et au bas des pages de cet accord de prêt de 229 millions de dollars U.S. , remboursable sur trois ans, selon ce que j’ai pu apprendre. Je ne nourris aucune illusion, quant à la prudence de l’État haïtien, lors de la signature de prêts internationaux. Aussi, en attendant de connaître le fin mot de cette initiative du gouvernement, analysons ensemble ce nouveau prêt dit «concessionnel», alloué au pays, et essayons de voir les perspectives qui s’en dégagent, du moins, d’après ce qu’on en sait, parce que: «se mèt kò ki veye kò».
Tout d’abord, un prêt concessionnel, par nature, c’est un prêt accordé au pays, à un très faible taux d’intérêt et à des conditions définies par l’emprunteur, en l’occurrence, le FMI, et auxquelles le pays emprunteur acceptent de s’assujettir et d’abdiquer en conséquence, en toute connaissance de cause ou non, certaines de ses prérogatives d’État souverain, en diverses matières. La «concessionnalité» des prêts accordés aux pays à faibles revenus, fait l’objet d’une classification, selon le niveau de vulnérabilité de la dette et la capacité d’endettement du pays. Je me suis informé en effectuant une recherche sur les sites du FMI, afin de comprendre un peu les tenants et les aboutissants de ce prêt. Au bout du compte, j’ai compris que le prêt concessionnel accordé à Haïti revêt un niveau supérieur, quant à la vulnérabilité de la dette, et une capacité inférieure, quant au niveau d’endettement du pays. Selon un « Cadre de viabilité de la dette » élaboré par le FMI et qui peut être consulté sur son site (www.imf.org/external/french/np/pdr/conc/), les exigences de concessionnalité, admissibles à des pays à faibles revenus, peuvent être très rigides et entraînent techniquement «des possibilités très limitées, voire nulles, d’obtenir d’autres emprunts de type non concessionnel». Haïti se retrouve ainsi classée dans une liste de 13 pays très vulnérables, avec l’Afghanistan, le Burkina Faso, la République Démocratique du Congo, le Djibouti, la Grenade, le Yémen, la Côte d’Ivoire, les Comores, le Burundi, les Iles Maldives, le Tadjikistan et Sao Tomé-et-Principe. Ces pays se caractérisent tous par une situation de grande vulnérabilité, aux niveaux social et économique. En signant cet accord de prêt concessionnel avec le FMI, Haïti consentirait officiellement à renoncer à toute possibilité de prêt non concessionnel pour son développement, à tout le moins, pour la période durant laquelle courra cet accord. Haïti consentirait à se plier aux exigences de concessionnalité qui le lui interdisent, à moins que le FMI daigne la lui autoriser. En retour, elle obtiendrait un dépannage de 229 millions de dollars au total, moyennant d’autres conditionnalités non encore rendues publiques et selon un calendrier non encore dévoilé, au moment de publier cet article.
C’est très important de regarder de près ces éléments, car c’est généralement dans ces clauses que se cachent les pierres d’achoppement. Je fais ce rappel, pour nous rafraîchir la mémoire au sujet de ce prêt qui avait été négocié par le gouvernement Martelly, pour la construction d’un nouvel aéroport à Port-au-Prince ou la réfection totale de l’aéroport Toussaint Louverture. Cet engagement avait nécessité une mise de fonds de quelque 30 millions de dollars U.S. par le gouvernement Privert/Jean-Charles, pour en garantir la validité, jusqu’à une décision finale sur le dossier. Cette mise de fonds dort encore dans les tiroirs d’une banque étrangère, à ce que je sache. Qu’on se souvienne aussi que le FMI, notamment, avait dénoncé avec véhémence, cet engagement pris auprès de sources financières chinoises, parce qu’il était non conforme à certaines exigences de concessionnalité associées à l’effacement d’une bonne partie de la dette du pays, entre autres, par le FMI, peu après le tremblement de terre. Je ne sais pas si ces exigences-là sont arrivées finalement à échéance. Toutefois, il est permis de croire que ce nouveau prêt concessionnel, pour une durée de trois ans, devrait étendre l’application de ces exigences pour une autre période additionnelle. En outre, n’ayant pas vu la teneur de cet accord, je ne sais pas non plus si d’autres «conditionnalités» ne viendront pas «saler» un peu plus la sauce. Par exemple, le FMI pourrait très bien spécifier à quoi ces fonds doivent être affectés. Cela ne pourrait que limiter la marge de manœuvre du gouvernement, quant à la manière de dépenser cet argent. Cela pourrait être à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour le pays. Cela dépend de beaucoup de facteurs. Entre autres choses, la compréhension de la situation sociopolitique et économique du pays peut différer considérablement entre le gouvernement d’Haïti, la société civile, l’opposition politique en général et les bailleurs de fonds internationaux. De sorte que, ce qui peut paraître urgent pour le gouvernement, peut ne pas revêtir une si grande importance pour le bailleur de fonds international, de même que pour la société civile et pour l’opposition, en général. Tout est une question de perspective.
Certains économistes sont d’avis, que dans la situation actuelle, tout prêt concessionnel en faveur du pays est bienvenu, en principe. Mais moi, je n’en suis pas si sûr. À mon humble avis, tout dépend de l’utilisation qu’on en fait et des limitations y associées. Si l’État utilise cet argent, par exemple, pour étouffer l’agitation politique et pour s’acheter du temps, ce montant sera injecté dans des dépenses non productives et devra être remboursé sur trois ans. Même en y appliquant un taux généreux de 0% d’intérêt, cela voudra dire que le gouvernement devra rembourser, au moins annuellement, un montant non encore déterminé au FMI, en plus des 85 millions de dollars du service de la dette au Fonds PetroCaribe. Techniquement, le pays se retrouvera dans la difficile situation de devoir augmenter les provisions budgétaires au cours des trois prochaines années pour le service de la dette extérieure du pays. Il faut se rappeler que l’an dernier, au début de l’été, le gouvernement haïtien avait dû supplier le gouvernement du Venezuela et le Président Maduro, de lui permettre de reporter le paiement du versement prévu pour 2018, parce qu’il ne l’avait pas et qu’il accumulait déjà un déficit budgétaire record. Le gouvernement du Venezuela et le Président Maduro avaient alors accepté d’accorder cette faveur à la République sœur d’Haïti. Maintenant que nous avons craché notre ingratitude à la face de Nicolas Maduro, en nous joignant aux pays étrangers qui complotent pour le renversement de son gouvernement, je ne suis pas sûr qu’il nous fera l’obligeance de reporter le remboursement annuel de la dette au Fonds PetroCaribe, une autre fois, pour accommoder le gouvernement haïtien. Il est donc judicieux de se poser la question quant à la capacité de ce gouvernement de pouvoir effectuer, l’an prochain, un remboursement de dette encore plus substantiel que ce qu’il ne pouvait pas assumer l’an dernier. Ainsi, le pays s’engage de plus en plus dans une spirale d’endettement.
Cette situation ne peut être corrigée qu’en revenant à un principe de base: la saine gestion économique et financière du pays. Cela veut dire une rupture totale avec le mode de fonctionnement actuel, avec l’amateurisme au niveau des décisions macro-économiques aussi bien que micro-économiques. Le gouvernement ne devrait pas engager des dépenses non nécessaires dans des contrats dont certains sont en défaut flagrant de respect des procédures administratives normales et régulières, comme celui réalisé avec DERMALOG, par exemple. Le gouvernement ne devrait pas fonctionner sans un budget préalablement sanctionné et dument adopté par les instances prévues à cet effet par les lois du pays. Il se trouve cependant que ce gouvernement fonctionne sans budget, depuis le 1er octobre 2018, date à laquelle a commencé la nouvelle année budgétaire du pays. Certes, il y a une provision qui veut, lorsque tel est le cas, que le budget de l’exercice antérieur soit reconduit d’office. Néanmoins, la situation financière du pays n’est pas identique à celle de l’année précédente. Les besoins du pays et les urgences quotidiennes poussent le gouvernement à des dépenses et à des engagements financiers non prévus et non budgétés, de sorte que le budget de l’exercice antérieur n’est pas applicable aux réalités d’aujourd’hui. Tout ceci concourt à établir que ce gouvernement ne gouverne rien, et que le pays dérive, tout simplement, comme une feuille morte au gré du vent qui la charrie.
La logique et les arguments pour le respect du mandat des élus s’inscrivent normalement dans une perspective de difficulté conjoncturelle pour un gouvernement qui, par ailleurs, dirige le pays vers des objectifs d’amélioration progressive mais réelle de la situation générale de la population. Toutefois, tel n’est pas le cas aujourd’hui, et loin de là. En outre, l’insécurité fait rage. «41 personnes ont été tuées et 100 blessées, lors des manifestations entamées dès le 7 février par des membres de l’opposition et de la société civile pour exiger le départ de Jovenel Moïse et pour demander des comptes sur l’utilisation opaque des fonds PetroCaribe.» Ce sont des informations rapportées, ce mercredi 6 mars, par Mme Michelle Bachelet, Haut-Commissaire des Nations-Unies aux droits de l’Homme, au cours de son intervention à la tribune de l’ONU. Devant ces abus flagrants et dument constatés par des observateurs non biaisés comme Mme Bachelet, devant la gouvernance, pour le moins, erratique de ce gouvernement, devant son rejet massif par la population qui recourt de plus en plus à une désobéissance civile, entraînant la paralysie de l’État et aggravant son dysfonctionnement, quel intérêt peut-on avoir pour maintenir au pouvoir un tel régime pendant encore trois ans? Pourquoi la population devrait-elle endurer son calvaire et boire son calice jusqu’à la lie, si elle ne peut rien attendre de bon de ce gouvernement, si l’avenir que celui-ci lui propose ne peut que l’enterrer un peu plus profondément dans la misère, en raison des prébendes dont elle est victime, chaque jour, par ses propres autorités qui s’aménagent une immunité mur-à-mur, au su et au vu de tout le monde et de la communauté internationale, en premier chef? De tels appels à la soumission absolue et à la passivité bêlante de la population, au nom du sacro-saint dialogue et du respect absolu de la durée du mandat des élus, confine à la complicité active de ceux qui les énoncent, dans le pillage et le sabordement du pays. Ce prêt concessionnel, comme tant d’autres aides financières, risque fort de venir nous hanter plus tard, lorsqu’on aura découvert ce à quoi il a vraiment servi et que la population, une fois de plus, sera invitée à passer à la caisse pour payer la facture. Je ne dirais pas comme notre grand artiste Beethova Obas, dans une de ces chansons: «Se pa pwoblèm lajan peyi a genyen» car je pense sincèrement que nous avons effectivement un problème de disponibilité de ressources financières pour combler nos retards de développement. Néanmoins, il convient de commencer par le commencement, en établissant et en respectant des principes de bonne gouvernance politique et de saine gestion administrative et financière.
Les 229 millions de dollars, que le FMI veut gracieusement et opportunément mettre à la disposition du gouvernement, peuvent nous être fort utiles, mais ne seront qu’une goutte dans notre océan de besoins urgents. Encore faudrait-il savoir comment bien les utiliser, jusqu’au dernier centime, et éviter que des voleurs, en veston et cravate, ne s’approprient la part du lion de cette manne qui arrive à point nommé. De mon point de vue, en ce moment, les finances du pays ressemblent à un panier à fond percé. On aura beau y verser toute l’aide qu’on voudra bien nous donner ou nous prêter, il y a fort à parier que bien peu de chose y restera, tellement le système en place est vicié à la base. De l’ordre, de la discipline, de la probité et de la compétence, voici ce dont le pays a désespérément besoin, en premier lieu. Ensuite, viennent les prêts, les aides, les dons et les appuis en tout genre. Sans un ordonnancement efficace et bien pensé de nos priorités, on met tout simplement la charrue avant les bœufs, et toute l’aide qu’on nous offrira, dans les circonstances actuelles, risque de nous péter demain dans la face, comme l’est aujourd’hui le fonds PetroCaribe.
Pierre-Michel Augustin
le 12 mars 2019