De fanfaronnades en jérémiades, le Dr Jack Guy Lafontant a fini par quitter le pouvoir, non sans avoir commis une autre ultime bourde. Le Premier ministre démissionnaire a fini par prendre une sortie à laquelle presque tous les secteurs importants du pays l’avaient invité. En s’en allant, il n’a pu éviter d’égratigner, au passage, la bourgeoisie pétionvilloise qui se penserait seule habilitée à diriger les affaires du pays, selon ses propos. Il a semblé écorcher également le Président de la République dont il a mis gauchement en exergue les origines paysannes plus que modestes, de « nèg an deyò ». Il s’est aussi enfargé maladroitement dans les procédures administratives et constitutionnelles généralement applicables à la démission d’un Premier ministre, ou dans les démarches à suivre normalement en cas de son interpellation, si bien que certaines voix se sont élevées pour menacer de le traduire en justice pour usurpation de titre, entre autres choses. À cette occasion, une autre fois, le docteur Jack Guy Lafontant a étalé au grand jour toute son ignorance des us administratifs et tout l’amateurisme des experts en toutes choses qui l’entourent. Pour le moment, ce dont on est sûr, le bon docteur pourra se consacrer prochainement à sa clinique médicale et à offrir des bons soins à sa clientèle. Il fera ainsi œuvre utile et travaillera au bon développement de son pays, dans un domaine où il doit avoir certainement une plus grande maîtrise. En cela, la transmission des correspondances officialisant sa situation de Premier Ministre démissionnaire donne la garantie. Pour le moment, comme le veut la formule consacrée, il expédie les affaires courantes. Jusqu’à quand ? Le suspense demeure entier. Cela pourrait être long, malheureusement pour le pays. Toutefois, le processus d’un changement politique est lancé.
Une première étape est passée. Après la ruade terrible et coûteuse de la population le week-end du 6 et 7 juillet dernier, il fallait bien jeter du lest et c’est le Premier ministre et son gouvernement tout entier qui ont écopé. On commence maintenant à vouloir s’expliquer l’absence et les réactions tardives et minimales de la Police nationale. C’est du moins ce que s’apprête à faire le Parlement qui aurait convoqué le Directeur Général de la PNH, M. Michel-Ange Gédéon, pour en avoir le fin mot. On est bien en droit de savoir où était passée la police durant les heures terribles de la colère du peuple et d’essayer de comprendre sa passivité si décriée par tous ceux et toutes celles qui ont été victimes de ce déferlement. Aurait-elle été capable de contenir tant de rage, en aval ou en amont ? En avait-elle les moyens ? Mieux encore, quelles auraient été les répercussions pour l’institution policière si elle avait abandonné cette posture de retenue et cette stratégie de contention progressive des foules pour une limitation des dégâts à des pertes matérielles importantes certes, mais à un minimum en vies humaines ? Imaginons un moment un déploiement intempestif de la police après coup, qui résulterait en une réédition de l’aventure à Martissant. Imaginons un moment que l’on compte quelques dizaines de morts dans les rangs des manifestants. Comment seraient alors perçus ces policiers par la population en général ? Comment pourraient-ils revenir dans leur quartier et fréquenter la population environnante ? Comment ce gouvernement pourrait-il répondre de cette situation de violation grave de droits humains auprès de ses pairs dans le concert des nations et par-devant des instances internationales ? A-t-on déjà oublié Cédras et Michel François (l’autre Micky). A-t-on déjà oublié le bain de sang du 30 septembre 1991 dans les rues de la capitale ? Au cours des prochaines semaines, des experts présumés en sécurité publique défileront dans les émissions diverses pour opiner doctement sur ces questions. Je dis bien « experts présumés » car, peu auront déjà fait face à de telles situations et, ceux ou celles qui les ont vécues, n’ont pas toujours relevé ce défi avec honneur. Qu’on se souvienne de feu général Henri Namphy et l’épisode de la ruelle Vaillant aux élections du 29 novembre 1987. L’Histoire (avec un grand H) pourra en témoigner lorsqu’on la revisitera, sans tenter de gommer certains passages obscurs et amers. En tout état de cause, à moins d’être prêt à recourir à un « Himalaya de cadavres », comme disait l’autre docteur président qui est parvenu, en ses temps, à mater une insurrection populaire appréhendée, il est très difficile d’endiguer en aval, sans avertissement au préalable, la confluence de toutes les rues en colère, lancées à l’assaut de l’inacceptable. Papa Doc en porte encore les stigmates politiques et la réprobation de la nation à travers sa tombe, et même après des générations, personne, à part les amnésiques politiques et les nostalgiques de la dictature d’antan, n’oubliera les affres qu’a connus Haïti sous le règne de cette famille sanguinaire.
Une autre étape consistera dans le choix du prochain Premier ministre et des membres de son cabinet. Un profil d’un tel personnage circule déjà sur les réseaux sociaux, avec quelques noms de personnalités en prime. D’ailleurs, les rumeurs vont bon train quant aux démêlés relatifs aux propositions de candidatures et aux réactions virulentes qu’elles suscitent déjà. De toute façon, il sera urgent de constituer un nouveau gouvernement car il faudra en vitesse refaire le budget rectificatif pour l’année en cours et celui de l’an prochain, avant le 30 septembre. Tant de choses ont changé que le gouvernement, quel qu’il soit, n’aura pas vraiment le choix de refaire ses calculs. Ajouter à cela, la liste des dédommagements auxquels le gouvernement devra accéder et cela devient très corsé. Se abse sou klou. La facture des casses, du pillage et du vandalisme aboutira, sans faute, sur le bureau du prochain Premier ministre. Le Président, dans son adresse post-catastrophe à la nation, a déjà abordé le sujet, et comme à l’accoutumée, il a promis d’y donner suite. Comment et avec quels moyens ? Nul ne le sait encore. Dans quelle proportion de la perte enregistrée ? Bien moins encore. Les nombreuses victimes des incendies à répétition ne voudront pas être laissées de côté non plus. Après tout : tout viktim se viktim, pa vre? Pourquoi faudrait-il alors discriminer contre les madan-sara et les marchands de petit négoce sur les trottoirs de la capitale et de sa banlieue ou contre ceux des marchés publics qui flambent de temps en temps, et ne distribuer les indemnités de l’État qu’aux grands commerçants de la place ? Certes, ceux-ci seront plus à même de quantifier leurs pertes mais tous ceux et toutes celles qui ont perdu leurs biens et leur commerce dans une ou l’autre de ces tragédies, devraient également être compensés éventuellement, selon les capacités de l’État. Cette fois-ci, la facture appréhendée étant très salée, on ne pourra pas vraisemblablement la refiler à l’ONA, sans tarir cette source prodigue. D’où l’urgence de la résurrection des vestiges du Fonds PetroCaribe. Ce fonds, même asséché, commande un levier bien plus important. À cet égard, le ministre sortant des Affaires étrangères vient de réaliser un voyage éclair pour sécuriser quelque 80 millions de dollars U.S. de versements dus au Venezuela mais qui ne lui seront pas versés afin de consacrer ces sommes au maintien sous perfusion de certains programmes du gouvernement comme les Ti-manman cheri, Kore etidyan, Karavàn chanjman e latrye. On continue de pelleter en avant nos problèmes financiers. Le « mal makak » (gueule de bois) affligera certainement les prochains gouvernements. Mais cela, on y verra plus tard. Mine de rien, cela fait déjà deux menottes aux mains du prochain gouvernement (les indemnités et la résurrection des programmes en question) qui aura fort à faire pour calmer la grogne populaire d’une part, et d’autre part, pour amadouer les bailleurs de fonds internationaux et les commanditaires économiques locaux du Président Jovenel Moïse.
Le profil du prochain Premier Ministre, homme ou femme, est assez pointu, paraît-il. S’il faut en croire le Premier ministre sortant, Nèg Pétion-Ville pa ladan l, comme le lui aurait appris son missionnaire de père. À part cela, pour être l’élu (e), il lui faudra être acceptable au secteur privé, accommodant (e) avec les secteurs de l’opposition plurielle, en plus d’avoir des accointances privilégiées avec la communauté internationale et les bailleurs étrangers. Ah, j’oubliais ! Il ne faudrait surtout pas qu’il ou elle puisse faire trop d’ombrage à notre Président, expert en tout. Si vous rentrez tous ces paramètres dans un modélisateur informatique, dans tous les cas de figure, la réponse sera : erreur. Contenter tout le monde et son père ne sera jamais possible, surtout pas en Haïti, car l’art du compromis politique, intelligent et acceptable ne semble pas faire partie de notre ADN national. On se déchire régulièrement à qui mieux-mieux, jusqu’à une victoire à la Pyrrhus où, généralement, tout le monde est perdant, même le gagnant qui en ressort exsangue et à bout de ressources. On ne pourra sans doute plus se contenter d’un locataire réputé absent à la Primature, pour laisser toute la place à celui du Palais national, sous prétexte que c’est celui-ci qui a été aux élections. De deux choses, l’une : ou bien ce dernier assume pleinement son présidentialisme à tous crins et accepte de sauter sans parachute, lorsque son programme politique échoue et que ses stratégies ratent piteusement la cible, ou bien il accepte de confier la gestion des affaires au Premier ministre de son choix qui devra faire face à la musique, lorsque le peuple lui donnera le tempo. Mais le Président ne pourra plus être au four et au moulin, architecte, concepteur et metteur en œuvre de toutes les politiques de son gouvernement, et se réfugier ensuite derrière un Premier Ministre fantôme, fort commode, lorsque tout va de travers.
Les défis à relever en Haïti, loin de diminuer avec le temps, ne cessent d’augmenter au fil des jours qui passent et des expériences politiques absurdes dans lesquelles notre société fonce tête baissée. Aucune personne sensée ne confierait un travail important et passablement compliqué à un débutant, sans compétence ni expérience. Quand nous avons mal aux dents, nous ne penserions jamais à aller voir le mécanicien du coin pour nous soulager, sachant fort bien qu’il n’y connaît rien. Toutefois, nous avons commis l’erreur de confier les destinées du pays à des gens totalement inexpérimentés et grossièrement incompétents. Pire encore, nous avons récidivé dans cette même veine. Pas étonnant que le résultat soit aussi décevant et catastrophique aujourd’hui. En cela, nous n’avons que nous-même à blâmer au premier chef. Bien sûr, d’autres nous avaient fortement encouragé dans ces folles aventures. Mais, comme le dit le proverbe créole : « moun ki ba w konsèy achte chwal plenn nan tan lapli, pa toujou la pou ride w jwenn zèb pou ba l manje nan sezon sèch. » Il revenait, à nous qui devrons finalement payer l’addition, de faire plus attention à nos choix. Aussi, nous récoltons régulièrement les fruits de nos inconséquences semées à tous vents.
Les tractations pour la nomination d’un nouveau Premier ministre qui aura la tâche de constituer un nouveau gouvernement sont déjà en cours et cela semble jouer dur. L’enjeu est quand même une affaire de gros sous pour certains milieux. On ne se fera donc aucun quartier. Une fois cette étape accomplie avec succès, il est à espérer que, cette fois-ci, le Président aura appris les limites de sa débrouillardise politique, pour laisser les rênes de l’administration publique et de la gestion économique du pays à ceux et à celles qui en ont effectivement la capacité et l’expérience, mais surtout et de surcroît, qui ont à cœur de réussir le pari de faire avancer ce pays. Il est à espérer que le Président aura la sagesse de s’ériger en arbitre des grandes orientations du gouvernement, au-delà de la mêlée quotidienne, sans vouloir intervenir à tout bout de champ sur tous les dossiers, même dans la micro gestion de certains bureaux locaux. Il doit savoir qu’il n’est pas obligé de tout connaître par lui-même et qu’il doit déléguer à ses ministres, la charge de leur ministère respectif dont ils devront répondre devant lui et devant la population, quant aux résultats atteints. Il n’est pas obligé non plus de savoir conduire un tracteur, de diriger la construction des routes, de prendre en main le développement de l’agriculture. Tout cela, c’est trop pour un seul homme. On a mis sur pied un gouvernement justement pour éviter cette surcharge de responsabilités. Qu’il suffise donc au Président de la République de superviser les conseils de ministres afin de s’assurer de la bonne marche des institutions du pays, de l’adéquation entre les mesures entreprises et les désiderata de la population. Bref, qu’il laisse au gouvernement le soin de gouverner, aux ministres, celui d’administrer leur portefeuille respectif et que le Président se contente de présider aux grandes orientations du pays et de veiller à la bonne marche des institutions qui doivent accompagner la population vers l’amélioration progressive de ses conditions de vie. Ce n’est qu’ainsi qu’il pourra aider à remettre le pays sur les rails d’un développement économique, politique et social, harmonieux et durable, si ardemment souhaité.
Pierre-Michel Augustin
le 17 juillet 2018