Lorsque plus rien ne va au pays, on lance généralement une commission politique quelconque, à grands déploiements. On lui assigne une mission très large, assez pour se perdre et se fourvoyer en cours de route, en espérant parvenir, entre temps, à une éclaircie économique, un moment de répit qui permettra au régime en place de se remettre en selle et de se donner un certain tonus. C’est classique. On observe régulièrement cette démarche, pas seulement en Haïti. Et tout aussi régulièrement, les adversaires politiques tombent dans le panneau. Ils se laissent distraire un moment pour courir après l’ombre de ce nouvel artifice. Ils y mettent toute leur énergie, pendant que d’autres dossiers refroidissent tranquillement et se diluent dans la trame du quotidien de la population. Cela marche à tous les coups.
En effet, les temps sont plutôt moroses au pays. La Caravane du Changement n’a pas donné les résultats escomptés dans l’Artibonite, semble-t-il. Les bailleurs de fonds internationaux restent dans l’expectative et décaissent des grenailles, mais rien de cette manne attendue et tant espérée. Le gouvernement désespère en silence. On multiplie des rencontres au sommet mais, en fin de compte, il n’y a pas grand-chose qui finit par atterrir. Gwo van, ti lapli, ne dit-on pas dans notre créole coloré ? Alors, vite, il faut recourir à la mise sur pied d’une ou de plusieurs commissions. À tout le moins, cela aura le mérite d’occuper bien du monde, partisans comme adversaires politiques, au nom du sauvetage de la patrie et du redémarrage du pays sur la route du développement pour en faire enfin un pays «émergent», au tournant de 2030. Si w tande wonf Timal… Adye!
Ainsi, le Comité de pilotage et de réalisation des États généraux sectoriels vient d’être mis au monde. Il a été officiellement installé le 28 mars dernier par le Président de la République, en personne. Ses membres ont une échéance de six mois pour produire un rapport au Président. Vu le grand nombre de personnages qui le constituent, il s’agit d’un aréopage très important, donc autant d’écueils à éviter quand il faudra composer avec les avis de tant de personnalités disparates et importantes de notre intelligencia locale. Il manque bien quelques têtes d’affiche habituelles, mais le gratin est là. Les «pa ka pa la», entre autres, sont au rendez-vous. Monseigneur Louis Kébreau, président ; Jean-Claude Desgranges, vice-président ; les ex-premiers ministres Jacques Edouard Alexis, Michèle Duvivier Pierre-Louis et Evans Paul , comme conseillers spéciaux ; Rosny Desroches, rapporteur; Amary Joseph Noël, porte-parole, Paul Gustave Magloire, René Julien, Guerdy Lissade, Jean Emmanuel Éloi, Frantz Bernard Craan, Pierre Richard Casimir, Guy Michel Vincent, Marie Carmelle Mentor, Eugénia Romain, Mimerose Pierre Beaubrun, Jean Lavaux Frédéric, Franklin Armand, Yrvelt Chéry, Claude Moïse, Rosanne Auguste et Amos Durosier forment cette nouvelle structure présidentielle, appelée à piloter et à réaliser les États généraux sectoriels, selon les vœux de la présidence. Mon Dieu, que d’experts au chevet d’Haïti ! Toutefois, on démarre déjà sur une fausse note avec ce Comité de pilotage. Pour commencer, le professeur Claude Moïse n’y va pas par quatre chemins pour signaler que nul ne s’était donné la peine de le consulter formellement, avant de le nommer membre dudit Comité. Dans une lettre ouverte, adressée à son président, Monseigneur Kébreau, il signale en cinq points, son indisponibilité à y prendre part, tout en ayant soin de souhaiter un bon succès à cette nouvelle initiative présidentielle.
La cohorte de l’opposition n’est pas aussi généreuse à l’égard de cette autre démarche présidentielle. Elle la destine ni plus ni moins à un autre échec, tout comme ce qui serait advenu de la Caravane du Changement dont on n’entend plus grand bruit. Le président Jovenel Moïse, à en croire les mauvaises langues, n’aurait pas assez de crédibilité pour mener à son terme un si vaste chantier. Ceci devrait déboucher sur un consensus national lequel garantirait une stabilité politique au cours des prochaines décennies. D’ailleurs, aucun représentant de l’opposition n’est associé à ce Comité de pilotage, à part, peut-être, Jacques Edouard Alexis et Michèle Duvivier Pierre-Louis. Et Encore ! Aussi, est-ce sans surprise que des ténors comme, Jean-Charles Moïse de Pitit Dessalines, Chavanne Jean-Baptiste du Mouvement des Paysans de Papaye (MPP), Jean-Baptiste Bien-Aimé de Fanmi Lavalas, pour ne citer que ceux-là, dénoncent cette activité comme une autre supercherie du président Jovenel Moïse et déclarent ne pas s’attendre à de grands résultats. Mais, lorsque même le député PHTK de Cerca Cavajal, Antoine Rodon Bien-Aimé, manifeste également son scepticisme à son égard, il y a de quoi se questionner quant à l’avenir de cette démarche.
En fait, quels sont les objectifs spécifiques, visés par le Président avec la mise sur pied de ce Comité de pilotage et de réalisation des États généraux sectoriels ? Le mandat confié par le Président de la République au Comité de pilotage et de réalisation des États généraux sectoriels, c’est de lui soumettre, dans un délai de six mois, un pacte de gouvernabilité auquel la nation, dans ses grandes composantes sociale, politique, économique et culturelle, adhèrera effectivement, en vue de mettre en œuvre : « 1. la gouvernance politique ; 2. la gouvernance locale ; 3. la gouvernance économique ; 4. la gouvernance environnementale et l’aménagement du territoire ; 5. la gouvernance de l’espace public et médiatique ; 6. la gouvernance du système éducatif ; 7. la gouvernance du système de santé ; 8. l’identité culturelle et l’intégration sociale ; 9. l’ordre et la sécurité publics ; 10. la place d’Haïti sur la scène internationale. » C’est tout un programme à couvrir en si peu de temps (six mois), n’est-ce pas ? Mais, comme aimait à le répéter, l’ex-premier ministre Gérard Latortue : « à l’impossible, nous sommes tenus ». En tout cas, à tout le moins, le Président a convié publiquement, les membres de ce Comité à relever ce défi important.
Juste remodeler la gouvernance politique, c’est déjà toute une gageure. Nous sommes aux prises avec un modèle hybride, un monstre à la fois présidentiel et ministériel. C’est presque toujours une foire à l’empoigne entre le président et son premier ministre, lorsque les deux titulaires sont issus de mouvances politiques différentes, et il est rare quand leur égo ne s’affronte pas sur des choses totalement accessoires. Cela arrive aussi. Dans notre système politique, on a accordé un poids démesuré au pouvoir Législatif, de sorte que nos parlementaires se prennent aussi pour des agents de l’Exécutif. Ils réclament et obtiennent la gestion de fonds importants pour des soi-disant projets pour lesquels ils ne s’astreignent à aucune reddition de compte. Dans ce modèle, le Président est à la fois le chef d’orchestre tout-puissant qui préside aux conseils ministériels et qui oriente à sa guise toutes les grandes décisions gouvernementales, tout en étant mineur devant la loi, donc non responsable des fonds publics qu’il aura effectivement dirigés dans tels domaines qui peuvent se révéler des gouffres financiers quand ce ne sont pas des actes frauduleux tout court. Si tel est le cas, c’est le ministre sectoriel ou, à la rigueur, le Premier Ministre qui en pâtira. Les autorités de nos municipalités, elles, se prennent pour des «Dons», des caciques locaux, quand elles ne sont en fait que des créatures administratives sous l’obédience du ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales. Il suffit d’observer le maire de la ville des Cayes pour illustrer mes dires. Les cycles électoraux en cascade et qui se chevauchent, sont autant d’écheveaux que nous ne sommes presque jamais parvenus à démêler. À preuve, nous ne savons pas encore quelle est l’échéance exacte et constitutionnelle de nos trois catégories de sénateurs de l’actuelle législature, de sorte que nous avons dû recourir à des compromis sur mesure, généralement des «comptes mal taillés», en regard aux dispositions constitutionnelles s’y rapportant. Ajouter les autres ordres de gouvernance à ce grand débat national, et en si peu de temps, c’est s’inviter à un Capharnaüm qui risque de déboucher sur des moulins à vents de Don Quichotte.
À mon avis, il aurait été plus simple d’aborder le problème le plus urgent, signalé par la majorité de la population, et plus sage d’adopter une approche «étapiste», à la pièce. Mettons-nous d’accord sur un point qui fait consensus, quel qu’il soit, et résolvons-le une fois pour toute, en tenant compte de notre culture spécifique et surtout de nos moyens financiers limités. Par exemple, a-t-on vraiment besoin de 119 députés et de 30 sénateurs pour faire contrepoids et scruter les actes de l’Exécutif ? Combien coûtent leurs élections à répétition à l’État et combien coûtent leurs frais de fonctionnement au pays? En comparaison, en République Dominicaine, on élit juste un sénateur par province. Cela fait 32 sénateurs pour un total de 32 provinces au lieu de 96 si on avait retenu là-bas, la procédure haïtienne, Dieu les en préserve. En outre, je veux bien d’un Premier ministre responsable de ses attributions et qui s’acquitte de ses charges de grand coordonnateur administratif et politique de l’État. Mais a-t-on vraiment besoin d’un Premier Ministre, «étranger aux affaires de l’État,» comme dirait feu Paul Déjean, de regrettée mémoire ? J’ajouterai en plus : étranger et absent aux affaires de l’État. Pour moi, c’est tout simplement un gaspillage des ressources de l’État, une duplication indue des responsables publics, quand on observe le fonctionnement du Premier Ministre Lafontant par rapport à celui du Président Jovenel Moïse, en premier sur tous les dossiers qui auraient dû relever des attributions de celui-là.
Pour moi, les états généraux sectoriels devraient être séquencés par ordre de priorité et distribués dans le temps, chaque secteur en fonction de son niveau de priorité pour le pays et pour le fonctionnement adéquat de nos institutions. Réglons d’abord la question de fonctionnement politique. Certes, cela ne saurait se faire sans la participation de tous les secteurs politiques du pays, et sous le patronage d’une autorité respectée, à laquelle tous les secteurs politiques du pays accordent un haut niveau de crédibilité. Pour le moment, je l’avoue, je n’en vois aucune qui ferait consensus et qui accepterait volontiers de mener une entreprise si hasardeuse. Ensuite, attaquons-nous aux nerfs de toute société : l’économie. À mon point de vue, un des principaux problèmes du pays, sinon le principal, c’est un manque criant de ressources financières à la disposition d’un gouvernement, quel qu’il soit, et qui voudrait s’en servir à bon escient pour développer le pays. Faire plus avec moins, recourir à tout bout de champ à des expédients économiques et financiers, comme découvrir St-Pierre pour couvrir St-Paul, cela ne peut aboutir qu’à des échecs hautement prévisibles. Haïti, compte tenu de ses besoins aigus et de la taille de sa population, devrait avoir à sa disposition un budget annuel d’environ 300 milliards de gourdes, avec un taux de change équivalant à 50 gourdes pour un dollar américain. Je le sais, je rêve en couleurs. Dans l’immédiat, il est impossible d’envisager une telle capacité budgétaire. Néanmoins, à terme, soit d’ici dix ans environ, cet objectif devrait être visé et les moyens pour y parvenir devraient être convenus et agréés entre nous, sans quoi, on tourne en rond. On devrait discuter entre nous et appliquer des dispositions fiscales appropriées pour colmater les veines ouvertes par lesquelles fuient abondamment les ressources fiscales du pays via des détournements de taxes et d’impôts, des fraudes fiscales diverses, sans compter toutes les exemptions fiscales gratifiées par l’État à des particuliers ou à des entreprises. Le dumping systématique de la République Dominicaine devrait être stoppé raide net et remplacé par une stricte politique de réciprocité commerciale et douanière. Je suis convaincu que cela ne pourrait qu’aider le pays à augmenter ses revenus douaniers et à accroître sa capacité productive intrinsèque. Progressivement, étape par étape, nous pourrions changer la donne générale qui prévaut au pays, qui incite nos jeunes à le fuir et pousse des incapables à prendre d’assaut le pouvoir politique, sans en avoir les moyens intellectuels de l’assumer adéquatement. Tout voum se do, pensent-ils. Nan pwen danje.
Pour le moment, ce vaste chantier que représentent le États généraux sectoriels, reste pour moi un exercice de futilité, de maraudage et de diversion politique. La charge impartie au Comité de pilotage et de réalisation des États généraux sectoriels est trop lourde pour être atteinte dans un délai de six mois. Inévitablement, il sera tenté de tourner les coins un peu trop ronds. Comme par le passé, en faisant l’économie d’associer la société en général et tous les acteurs politiques concernés en particulier au processus, on aboutira à des analyses sectaires et à des propositions qui seront combattues à tour de bras, d’un côté, et soutenues contre vents et marées, de l’autre. Finalement, on n’aboutira à rien ou à si peu de chose, que tout l’exercice n’en vaudra pas la peine. Gwo van, ti lapli : ce sera peut-être encore le cas de le dire.
Pierre Michel Augustin
le 3 avril 2018