En Haïti, il règne, il me semble, une méconception totale de la notion de la sécurité publique ou de la sécurité civile, tout simplement. Cette situation est mise en relief par la passivité, l’inaction et l’ignorance de nos gouvernants en la matière, sans parler de l’articulation nébuleuse de la secrétairerie d’État à la sécurité publique dans l’organigramme du gouvernement actuel.
La sécurité publique vise à assurer la protection des citoyens du pays contre les risques de tous ordres, les catastrophes naturelles et les calamités diverses, liées ou non à des accidents ou à des attentats criminels. En bref, c’est ce que résume l’article 3 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies : « Art. 3 – Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. »
« La sureté de sa personne » couvre un large spectre. Il s’agit d’une protection raisonnable, garantie par l’État contre, entre autres, les incendies de nature criminelle ou accidentelle, les accidents dans le transport public qu’il soit aérien ou terrestre, contre les risques de maladies causées par l’insalubrité publique, des épidémies endémiques comme le paludisme, importées accidentellement ou par négligence comme le choléra. Il s’agit aussi d’une protection de l’État, garantie à tous les citoyens contre des actes de banditisme, de violence en tout genre, des risques indus, liés à l’exposition à la pollution causée par des entreprises publiques ou privées.
Ces garanties de l’État ne peuvent pas être fondées sur de simples déclarations des gouvernants, quand même elles seraient prononcées de manière solennelle par les plus hauts responsables de l’État. Elles doivent être étayées par des institutions qui mettent en œuvre des politiques publiques visant à protéger effectivement la population contre les risques précités. Par exemple, pour prévenir des incendies, des comportements privés et publics sont codifiés et promulgués pour en réduire l’incidence et la fréquence dans les bâtiments publics comme dans les logements privés. Un code de bâtiment est élaboré et imposé à tout un chacun, en ce sens. Des rondes d’inspection des agents municipaux sont réalisées à intervalles définis, pour s’assurer de son respect strict par les citoyens. Et comme il surviendra inévitablement un certain nombre d’incendies, l’État se donne des moyens pour les circonscrire et les limiter à un minimum de dégâts. Par exemple, des casernes de sapeurs-pompiers sont distribuées dans les localités, de façon à pouvoir intervenir avec diligence dans les situations d’incendie. Un réseau de bornes d’incendie est également établi dans les localités, afin d’assurer une alimentation en eau qui permettra aux sapeurs-pompiers d’intervenir efficacement sur le site d’un feu et de contenir le sinistre.
Mais par-dessus tout, pour réduire les risques d’incendie, rien ne vaut la prévention et l’application, en amont, de règles strictes à respecter tant par les citoyens que par les responsables de l’État. On ne peut pas permettre à la population ou à des entreprises publiques de brûler à ciel ouvert, au grand air, dans un milieu fortement urbanisé, des monticules de détritus qui se multiplient en raison de la forte densité démographique d’une part, et de l’incapacité des services de voirie municipale de les ramasser promptement et d’en disposer régulièrement. De même, un minimum de surveillance publique doit être effectuée pour détecter les débuts d’incendie, de façon à pouvoir intervenir à temps et non trop tard, comme c’est le cas trop souvent. Aujourd’hui, il existe de nombreux moyens pour prévenir des grands incendies publics. On peut utiliser des caméras d’observation qui permettent à un seul individu de voir un large secteur et de détecter des gestes suspects ou de constater un début d’incendie pour en avertir le service de sapeur-pompier le plus proche, à défaut des services internes en mesure d’entreprendre des moyens d’évacuation et d’extinction primaires.
Dans le cas du Marché en fer de Port-au-Prince, selon Maarten Boute, PDG de DIGICEL, la compagnie qui avait déboursé la bagatelle de 18 millions de dollars américains pour reconstruire ce marché à l’identique en 2011, après sa destruction par le séisme de 2010, le feu se serait propagé à l’édifice, en provenance des poubelles que l’on faisait brûler au grand air, aux environs. Il soufflait alors un vent sur Port-au-Prince et le brasier se serait alors transporté ainsi jusqu’au marché et aux étals des marchands. Voici un cas patent d’incurie administrative carabinée. D’une part, comment peut-on permettre l’accumulation d’immondices aux environs d’un marché public, sans que le service de voirie n’en dispose régulièrement et promptement ? Il était clair que cette situation ne pourrait pas durer indéfiniment sans que ne surviennent des initiatives disparates et peu soucieuses des conséquences graves que cela pourrait encourir. À défaut des services de ramassage des déchets, des gens voudront s’en débarrasser de ce qu’ils considèrent comme une nuisance publique et, ce faisant, ils n’auraient pas tenu compte des risques d’une déflagration majeure qu’ils ont fini par occasionner. Pire encore, les sapeurs-pompiers appelés pour combattre le feu se seraient présentés sur les lieux avec des camions citernes qui n’auraient pas d’eau, donc incapables d’arroser le brasier pour l’éteindre effectivement, selon les informations qui circulent sur ce malheureux évènement. Quant aux bornes d’incendie, ceux qui traînent encore dans le paysage port-au-princien sont des vestiges d’un autre temps et sont généralement non fonctionnels.
Cet incendie n’est pas un simple accident de parcours car ce n’est pas le premier marché public qui flambe en Haïti, tout particulièrement dans la région de la capitale. La liste de marchés, perdus dans les flammes avec les étals des petits marchands, est très longue ces dernières années. Le 20 novembre 2016, le Marché Kokoye à Frère (Pétion-Ville) a été totalement consumé. Le 6 décembre 2016, c’était au tour du marché de Bizoton, à Carrefour, de passer au feu. Le 19 mars 2017, le Marché de la Croix-des-Bossales est perdu également dans les flammes. Après l’incendie du Marché en fer la semaine dernière, le 13 février, on a à peine eu le temps de souffler, qu’il fallait encore appeler les sapeurs-pompiers à la rescousse pour un autre incendie de marché, celui du Marché Gerit, non loin de la douane de Port-au-Prince, survenu le dimanche 18 février 2018. Cette fois-ci, paraît-il, les sapeurs-pompiers de Port-au-Prince, aidés de leurs collègues de Carrefour, auraient circonscrit le sinistre. Néanmoins, les pertes sont énormes et s’accumulent au fil des incendies qui appauvrissent les petits marchands dont les marchandises sont loin d’être assurées. Quant aux causes de ces sinistres, on n’en sait rien de concret. On nage dans l’anecdotique, dans les théories fumeuses de complot en tous genres.
À chaque incendie, on assiste au même simulacre. Des grands décideurs publics se présentent en conférence de presse, l’air menaçant à l’endroit de tous ceux qui auraient perpétré ce grand crime qui ne restera pas impuni, si toutefois c’en est un. On diligente une enquête publique à grands déploiements. La main sur le cœur, on promet la lune à toutes les victimes. « Et puis, et puis… anyen ! » Les marchés continuent à fonctionner sans règles d’hygiène, sans mesures de salubrité publique, sans mesures de sécurité. On ne prévoit rien, même pas de remplir les camions citernes des sapeurs-pompiers en cas d’incendie, même pas de ramasser les vidanges accumulées régulièrement, même pas d’interdire de les brûler au grand air. On vit et on fonctionne à la grâce de Dieu, en espérant qu’Il saura nous épargner de nos turpitudes, dans Sa grande miséricorde. Mais malheureusement, cela ne fonctionne pas toujours. Nous sommes quand même chanceux que ces feux ne se soient pas soldés par un nombre élevé de décès, en plus des pertes matérielles. À ce jour, on ne déplorerait que quelques rares décès, comme celui de l’individu retrouvé calciné dans les décombres du Marché Gerit. Il y a eu, entre temps, un autre incendie, celui d’un orphelinat à Lilavois, ce jeudi 15 février. Perte totale mais aucun décès, heureusement, miraculeusement. L’on se rappelle l’incendie d’une station d’essence à Hinche, le 17 mars 2016, faisant plusieurs victimes celui-là (7 morts et une trentaine de blessés). Le 13 avril 2016, à Léogane cette fois-ci, un autre camion d’essence prenait feu. Le sinistre avait détruit environ 40 maisons et blessé une dizaine de personnes mais pas de perte de vie. Dans toute cette catastrophe, on a vu passer le Président de la République, le Premier Ministre du pays, le Maire de la ville. Même le Commissaire du gouvernement, Me Ocnam Clamé Daméus, démissionnaire encore la semaine dernière, a fait son petit tour de piste et a convoqué le PDG de DIGICEL, M. Maarten Boute, pour enquêter sur ce dossier. Toutefois, on a à peine entendu opiner M. Ronsard St-Cyr, le Secrétaire d’État à la Sécurité publique, sur ce dossier qui relève pourtant en premier chef de sa compétence. Cherchez l’erreur !
Rien qu’en tenant compte des risques associés à l’incendie accidentel ou criminel, tout concourt à mettre en évidence l’incurie manifeste de nos gouvernants quand il s’agit de garantir la sécurité des citoyens contre cette dévastation. Les mêmes causes provoquent à répétition les mêmes dommages sans qu’aucune mesure de correction de la situation ne soit mise en branle par les instances concernées. Aucune enquête n’aboutit à des recommandations qui sont mises en application par les autorités publiques. Aucune mesure de prévention n’est effectivement appliquée pour éviter la répétition des sinistres. Et après, l’on s’étonne que cela continue.
J’ai lu dans une dépêche de Haïti-Progrès que M. Walcker St-Jean, Maire de Saint-Louis-du-Sud, lui, imputait au ministère de l’Environnement, la sécurité de la voie publique au niveau de la route nationale numéro 2 dans son patelin, en raison ‘ « d’un tas de sable oublié sur la voie publique » et de la « hauteur des clôtures avoisinant certaines courbes’ », empêchant les conducteurs de bien voir le trafic venant en sens contraire. Imaginez, quand le maire de la ville ne sait pas que de telles situations relèvent davantage du service de la circulation, du MTPTC ou de ses propres responsabilités en tant que maire local, il y a lieu de penser que la sécurité publique est sérieusement mise en péril et mal prise en compte par nos gouvernants qui ne savent pas quelles sont leurs attributions. De l’incompétence crasse, tout simplement.
La sécurité publique relève de l’État qui doit assumer ses responsabilités et garantir, autant que possible, à tout individu qui relève de son autorité et de sa juridiction, « le droit à la vie, à la liberté et à la sureté de sa personne ». La République d’Haïti est signataire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de l’Organisation des Nations Unies et est tenue de respecter cette obligation à laquelle elle a adhéré. Toutefois, comme dans bien d’autres domaines, force est de constater que nos gouvernants n’y prêtent aucune attention et qu’ils abandonnent leurs responsabilités face à leurs citoyennes et à leurs citoyens. De temps en temps, ceux-ci sont victimes des calamités de toutes sortes, qui sont pourtant prévisibles et contre lesquelles, la plupart des sociétés organisées ont trouvé des parades efficaces qu’elles ont mises en œuvre. Il nous suffirait juste de les imiter à bon escient et le tour serait joué.
Malheureusement, en Haïti, la sécurité publique est vue strictement sous l’optique de la stabilité du gouvernement et de son maintien au pouvoir, par tous les moyens plus ou moins judicieux. On s’imagine en sécurité, lorsque les manifestations publiques, contestant certaines décisions du gouvernement, sont matées à grand renfort de gaz lacrymogènes ou d’autres instruments de répression pour contenir une foule. Entre temps, les accidents de la route se multiplient et causent de nombreux décès, mais on n’en a cure. Nos immondices s’étalent partout, nous mettant à risque d’attraper toutes sortes d’épidémies. On ne s’en occupe pas régulièrement, de sorte que les gens, livrés à eux-mêmes, recourent à des expédients qui ne sont pas toujours les mieux avisés. De temps en temps, ils perdent le contrôle de leurs initiatives et le boomerang leur retourne en pleine face. Alors, on s’apitoie, on pleure nos pertes. Et le gouvernement s’improvise consolateur en chef et nous abreuve de promesses. On en reparlera plus tard. Certains, abonnés à la bonne adresse, seront servis royalement, mais la galette de l’aide publique ne parviendra pas aux derniers de la file qui seront laissés pour compte, Gros-Jean comme devant. Et le cirque recommencera, comme cela a été le cas bien des fois ces dernières années. Mais faudrait-il s’attendre à d’autres résultats, lorsque l’improvisation, l’amateurisme et la médiocrité sont érigés en système et deviennent des références absolues pour accéder au pouvoir, à tous les niveaux ?
Pierre-Michel Augustin
le 20 février 2018