Le terme Diaspora réfère à un contexte biblique, au moment de la dispersion des Hébreux dans tous les pays de la Méditerranée dans un premier temps, dans toute l’Europe un peu plus tard et enfin, dans tout le reste du monde. La diaspora, c’est donc un peuple en exil. Et l’exil a toujours, comme point de départ, une contrainte quelconque pour forcer quelqu’un ou tout un groupe de personnes à quitter son pays d’origine contre son gré, pour aller vivre ailleurs. Depuis sa création, l’État haïtien a connu un exode continu d’une portion importante de sa population vers d’autres pays de la zone caraïbéenne, vers la France, les États-Unis, le Canada, des pays francophones de l’Afrique. Aujourd’hui, la population haïtienne en migration se dirige en masse vers le Chili, après avoir investi d’abord le Brésil, la Guyane, le Mexique et d’autres pays sur sa route vers l’exil.
Les raisons de cet exode sont un sujet sur lequel on pourrait discuter longtemps.
Certes, nos luttes intestines y sont pour beaucoup. Tout au long de notre histoire de peuple, nos convulsions sociales se sont exprimées violemment, et les perdants n’ont pas toujours eu la vie facile. Pour ceux qui le pouvaient, la solution la plus envisageable était généralement l’exil. Mais il y a aussi les dommages collatéraux occasionnés par nos bouleversements au reste de la population. Quand un chef d’entreprise lève ses feutres, pour quelque raison que ce soit, ses employés en pâtissent inévitablement. Il s’ensuit alors un chômage sans compensation, sans filet social. La petite débrouillardise n’arrive pas toujours à combler le manque à gagner. Au départ, même ce maigre revenu qu’on gagnait à la dure ne suffisait pas pour assouvir tous les besoins. Alors, quand on se retrouve en chômage, c’est la catastrophe absolue. Il ne faudrait pas oublier non plus le modèle supranational qui crée des demandes de main-d’œuvre ailleurs, là où se concentrent des grands et moyens capitaux qui ont un besoin, conjoncturel ou à long terme, pour une population avec un profil généralement corvéable à souhait. Cette situation dans le monde économique avait impacté grandement notre société, au point de créer des grandes vagues de migration vers les pôles de développement décidés ailleurs par le capital international. Et c’est encore le cas aujourd’hui.
Ainsi, plus près de nous, la République Dominicaine et Cuba, à une autre époque, avaient un grand besoin de coupeurs de cannes pour la Gran Zafra et pour leur industrie sucrière. Nous avons alors vu bon nombre de nos compatriotes émigrer vers ces terres pour ne plus revenir au pays, sauf en vacances ou lors de grandes occasions, généralement les funérailles de parents très proches et pour les règlements de succession d’héritages familiaux. Les besoins en main-d’œuvre étaient tout autres dans d’autres pays comme le Canada, les États-Unis et les pays africains. Aussi, le profil des candidats à l’exil vers ces contrées était et demeure passablement différent. Ils sont des ouvriers plus ou moins spécialisés, aptes à intégrer un marché de travail manufacturier pour les États-Unis et le Canada. Ils sont des diplômés aptes à intégrer un corps professionnel ou des étudiants dans des formations techniques ou universitaires, en France, au Canada aux États-Unis et en Afrique. Dans certains pays, les dispositions favorisant la réunification familiale des candidats à l’immigration ont contribué à la venue des autres membres de leur famille (enfants, père, mère) qui ne se qualifieraient pas en d’autres circonstances pour immigrer car n’ayant ni le profil requis, ni les moyens de subvenir à leurs besoins ni les dispositions nécessaires pour une intégration réussie dans le pays d’accueil.
Toutefois, malgré toutes les barrières érigées, toutes les difficultés bâties à dessein pour dissuader l’émigration non désirée des postulants non assortis aux différents besoins locaux de main-d’œuvre, Haïti a continué à se vider de sa population indistinctement et vers tous les horizons. On estime généralement la population haïtienne en diaspora à environ 2 millions d’âmes. Cette estimation avait été faite en 2010, sans tenir compte de la vague qui continue à déferler sur le Chili et sur d’autres pays des Amériques. En un an, en 2017, plus de 100 000 Haïtiens sont partis vers le pays d’Allende. De sorte que la Diaspora haïtienne, toutes destinations confondues serait aujourd’hui plus proche de 2,5 millions que de 2 millions de personnes. Elle serait plus de 1 million aux États-Unis, près de 140 mille au Canada, près de 60 mille en France, près de 500 mille en République Dominicaine, près de 120 mille au Chili, près de 40 mille au Brésil, et la liste continue en diminuant vers les autres pays de la Caraïbe et du reste du monde.
Aujourd’hui, la Diaspora est sans conteste le secteur économique le plus important du pays. Il injecte environ 2,3 milliards de dollars US par année dans l’économie du pays, ce qui représente environ le quart de son produit intérieur brut. Selon Migration and Remittances Factbook 2016, Third Edition, en 2014, les transferts de la diaspora vers Haïti s’élevaient à 22,7 % de son PIB. Cette contribution est probablement le principal filet social du pays. Elle assure le paiement des frais scolaires des enfants de la famille. Elle paye le loyer des maisons où celle-ci habite. Elle pourvoit à la nourriture quotidienne et paie pour les soins médicaux des parents malades. Elle est transmise au pays via les agences de transferts qui disputent, au pays, la première place d’affaires aux nombreuses banques de borlette que l’on voit un peu partout. Cela crée, certes, des emplois directs à travers tous ces bureaux délocalisés sur le territoire. On doit aussi regarder l’apport de la diaspora au secteur touristique. Sur les 500 000 visiteurs environ qui séjournent au pays bon an mal an (516 000 en 2015 : source OIT), près de 450 000, sinon plus, sont des compatriotes qui vivent à l’étranger. Ils reviennent au bercail, taraudés par la nostalgie, malgré la violence qui sévit dans de nombreux quartiers, malgré le black-out, malgré les moustiques, malgré le chikungunia, malgré la bêtise administrative qui caractérise le pouvoir en place, la plupart du temps. Ils reviennent encore et toujours. Ils reviennent pour le carnaval, pour le vaudou, pour être avec ceux qui leur sont chers et pour qui ils dépensent sans compter, sans rien demander en retour, pour communier avec les amis d’autrefois et revivre les souvenirs d’hier. À ces occasions, d’aucuns auraient voulu en profiter pour presser un peu plus le citron et en extraire les gouttes, jusqu’aux derniers adoken. Pour une fois, le tollé soulevé par ces mesures a fait reculer un gouvernement incapable de se rendre compte par lui-même de l’erreur qu’il allait commettre avec cette injustice sur une vache à lait si prodigue, bon an mal an.
Malgré son importance économique, ce secteur n’a aucune représentation dans le Parlement haïtien et ne dispose d’aucun pouvoir de vote non plus. Il ne peut pas, selon la loi, briguer les postes de Président de la République, de Premier ministre, de Ministre, de Sénateur, de Député. À la rigueur, il pourrait, semble-t-il, devenir membre d’un CASEC ou d’un ASEC. Il pourrait être un conseiller d’État ou un fonctionnaire de l’État (non élu), jusqu’à un certain niveau. Mais c’est à peu près tout. L’Exécutif, dans une manifestation de reconnaissance magnanime, avait décidé de créer un Ministère des Haïtiens Vivant à l’Étranger (MHAVE), il y a des lunes de cela. Mais depuis lors, je me suis laissé dire que même la loi constitutive de ce ministère n’a toujours pas été adoptée, de sorte qu’il est un genre d’institution dont le mandat est indéfinissable à souhait, laissé à la discrétion du premier tout-puissant qui pourrait en faire ce qu’il voudrait bien : une officine de rien du tout pour caser un de ses caciques ou un ministère important, à la mesure de son input réel dans l’économie du pays, instrumental pour la participation réelle de la diaspora aux affaires du pays.
Les perspectives d’avenir en Haïti pour la Diaspora sont un peu à l’image du pays. Elles pourraient être grandioses ou misérables, selon les dimensions de l’ambition de ses membres et la collaboration que ceux-ci pourraient obtenir d’un État haïtien désireux de développer le plein potentiel de cet actif si mal exploité, comme bien d’autres d’ailleurs. D’abord, dans la loi-mère du pays, dans la Constitution, la Diaspora devrait se battre pour obtenir qu’il lui soit reconnu des droits civiques et politiques, égaux en tous points avec ses compatriotes de l’intérieur. Ensuite, elle devrait s’assurer des articulations légales et administratives devant lui permettre de les exercer pleinement, sans contrainte ni discrimination. Par exemple, tout comme cela se fait en France par exemple, elle devrait exiger la mise en place d’une représentation législative qui défendrait ses intérêts et son point de vue au Parlement, tant au Sénat qu’à la Chambre des députés. Pour cela, il faudrait prévoir la mise en place effective de mécanismes pour sa participation aux scrutins parlementaires et présidentiels dans les pays de sa résidence. On ne devrait pas avoir à recourir aux mensonges et aux détournements de lois en vigueur pour voir propulser incognito, des membres de la diaspora aux différents paliers du pouvoir. On ne devrait pas avoir à recourir aux représentants d’ambassades étrangères pour venir complaisamment nous affirmer qu’Un Tel est haïtien, sans infirmer qu’il ne détient pas nécessairement telle autre nationalité dans les faits.
En dehors des perspectives d’avenir politique, la Diaspora haïtienne se cherche encore une façon concertée pour intervenir dans le développement du pays. Un des leviers d’intervention est la capacité de mobiliser à la fois des fonds privés des individus en diaspora et de les combiner aux fonds publics de certains de leurs pays de résidence pour appuyer soit des projets communautaires, soit des projets locaux de développement initiés et supportés par l’État. Selon les termes d’un programme d’intégration de l’aide de la diaspora mexicaine à son pays d’origine, le gouvernement mexicain apporte une contribution de trois dollars pour chaque dollar investi par la diaspora dans un projet à caractère social, communautaire ou productif. Ce programme déjà expérimenté dans l’État de Zacatecas, s’articule de la manière suivante : pour chaque dollar de la diaspora, le gouvernement fournit un dollar, l’État de Zacatecas un autre dollar et la municipalité de la ville en fait autant. Pendant un certain temps, le gouvernement haïtien avait manifesté une certaine curiosité, à défaut d’un intérêt réel, pour un programme de ce genre, au point de déléguer l’Ambassadeur du pays au Mexique, M. Guy Lamothe, pour accompagner une mission de la diaspora haïtienne de New-York composée de M. Fritz Clairvil et de Mme Marie Josée Montrose, pour s’informer du programme 3 pour 1 du gouvernement mexicain et voir à la possibilité de l’appliquer en Haïti. C’était en 2013, il y a déjà cinq ans. On a bien reparlé de cette expérience mexicaine en août 2017 mais depuis lors, plus rien. Une pareille expérience avait été réalisée à petite échelle avec le Regroupement des Organismes Canado-Haïtiens pour le développement (ROCAHD).
Elle combinait une contribution de 1 dollar d’une association régionale canado-haïtienne à une contribution du gouvernement canadien de 3 dollars, sans aucune contrepartie ni encouragement quelconque de l’État haïtien. Celui-ci avait juste, en dernier ressort, à confirmer que le projet retenu faisait partie de ses grandes priorités nationales en général. Mais cette expérience s’est estompée au bout de quelques années, en raison du changement de priorités de l’Agence Canadienne au Développement International (ACDI), au cours du deuxième mandat du gouvernement conservateur du Premier Ministre, Stephen Harper. Dans un cas comme dans l’autre, les gouvernements haïtiens qui se sont succédé depuis lors et même bien avant, n’ont jamais démontré beaucoup d’intérêt pour harnacher cette possible contribution de la diaspora haïtienne au développement du pays et en tirer le meilleur parti possible, en la canalisant vers des projets prioritaires auxquels ils pourraient également contribuer, leur conférant ainsi un impact plus substantiel et plus durable. Pour la plupart, ils ont toujours préféré être l’unique interlocuteur des agences internationales, de façon à être seuls maîtres à bord.
La diaspora est, en plus, un bassin important de compétences pointues, disponibles et intéressées à mettre leur savoir acquis ailleurs, au service du pays. Que de fois n’ai-je entendu des experts étrangers de tous ordres, appelés au chevet du pays et devant faire un apprentissage en catastrophe des us et coutumes du pays, alors que des compatriotes, des fois autrement plus chevronnés et déjà rompus à la culture locale sont souvent relégués aux oubliettes, au bénéfice de ces parfaits inconnus, insensibles de surcroît au caractère particulier de la société qu’ils tentent de servir, en toute bonne foi. Parfois, ce sont même nos compatriotes en Haïti qui le préfèrent ainsi, ne voulant pas que leurs petits jeux de passe-passe ne soient trop vite découverts par des yeux aguerris ou par des éventuels rivaux, légitimés dans leur ambition par leur origine nationale. Tout comme le font des pays comme le Mexique et les Philippines, l’apport de la diaspora pourrait être mieux intégré à l’économie nationale comme à la vie sociale, économique et politique du pays. L’accès à l’eau courante partout et à l’électricité 24/24 ne seraient plus un rêve les yeux grand ouverts à être mis de l’avant par un quelconque politicien en mal de déclarations sensationnelles. Ils seraient autant d’acquis que nous aurait permis un élargissement de l’assiette fiscale pour englober et structurer l’apport de la Diaspora.
Comme dans bien d’autres secteurs d’importance pour le pays, nous passons à côté de grandes opportunités. Ces cohortes d’Haïtiens vivant en diaspora pourraient venir encore en plus grand nombre renflouer notre économie, dynamiser le secteur touristique et celui de la construction, si seulement nous nous donnions la peine de convertir les défis qui viennent à nous en autant d’opportunités à développer. De même, nous pourrions exporter davantage de nos produits agricoles vers ces colonies d’Haïtiens vivant à l’étranger, avec un minimum d’appuis à la production agricole et à la transformation de cette production pour la rendre acceptable à l’exportation vers certains marchés cible aux critères bien définis. Mais pour sensibiliser le pouvoir haïtien à ces possibilités, encore faut-il que celui-ci soit désireux de se laisser guider vers les opportunités qui sont si évidentes pour les Haïtiens en diaspora mais totalement imperceptibles aux yeux de ceux qui détiennent le pouvoir, sans discerner les avenues vers le développement local qui s’offrent à eux. La Diaspora haïtienne reste un diamant à l’état brut qui attend d’être taillé pour être mis en valeur, à son plein potentiel.
La Diaspora elle-même s’égare aussi, de bonne foi, en empruntant des couloirs vers le pouvoir qui se révèlent souvent des impasses, des culs-de-sac qui ne l’emmènent que vers des désillusions et des frustrations. Elle doit apprendre à se méfier des aventuriers et des diseurs de bonne aventure qui sauront lui raconter des romances à l’eau de rose, le temps d’une élection, de la prise effective du pouvoir. Comme tous les autres secteurs de la vie politique, économique et sociale du pays, la Diaspora doit apprendre de ses erreurs passées et jouer carte sur table, exiger de ses interlocuteurs des lettres de créances et des garanties qui lui permettront de travailler en toute confiance vers son intégration véritable aux affaires du pays.
Pierre-Michel Augustin