Le Président de la République a commémoré l’anniversaire de l’indépendance du pays aux Gonaïves, le 1er janvier 2018. Il s’est exprimé avec emphase sur ses grandes réalisations et a convié toute la population à s’unir pour relever les défis qui s’accumulent un peu plus chaque jour devant la nation. Il s’est questionné sur ce que nous avons fait de l’héritage que nous ont laissé nos ancêtres. Il a récidivé lors de son adresse à la nation, du haut de la tribune du Parlement, le 8 janvier 2018. Et puis, comme d’habitude, il s’est enfoncé dans un déni profond de la réalité à laquelle nous sommes confrontés en tant que peuple. Le Premier Ministre et le Président se sont lancés à l’unisson, dans une lecture des faits qui ne cadrent pas du tout avec la morne grisaille qui colore le quotidien du peuple haïtien.
De la part d’un Président de la République qui prône le changement, je m’attendais à un discours clair et honnête sur la situation exacte du pays, sur les moyens entrepris pour le ramener sur la voie du développement, sur les résultats déjà obtenus, sur ceux qui sont attendus à court terme et les perspectives qui s’offrent à nous, à moyen et long terme. Au lieu de cela, le Président a continué à raconter, à qui veut l’entendre, sans aucun chiffre à l’appui, qu’il avait débusqué de nombreuses machines achetées à grand prix par les gouvernements précédents et qui avaient été dérobées ou cachées quelque part dans la nature. Combien ? Il ne l’a pas dit. Où les a-t-il trouvées ? Il ne l’a pas dit non plus. Il aurait même trouvé également, à l’en croire, des usines, devant produire des matériaux pour la construction de nos routes, laissées à l’abandon, dans la nature sauvage. Des sornettes… Sur le même registre, le Premier Ministre a entonné un hymne à la clairvoyance d’un président omniscient qui, tout seul, a pu concevoir un plan de développement et serait en train de le mettre à exécution par le biais de sa stratégie novatrice de la Caravane du Changement Pendant que le Président persistait dans son refus de regarder la réalité en face et de discuter, entre adultes, avec les citoyennes et les citoyens du pays, pour leur expliquer les difficultés auxquelles nous faisons face collectivement, le peuple a bien remarqué les indices de l’aggravation de sa situation générale.
Les contractuels de la fonction publique réclament encore des arriérés de salaire de plusieurs mois. Ni le Président ni le Premier Ministre ne se sont exprimés clairement sur cette situation et sur les moyens mis en oeuvre pour la résoudre. Pour eux, ce problème n’existe tout simplement pas ou ne les intéresse pas.
Tout le monde constate l’augmentation des fatras partout dans les rues des grandes villes du pays et particulièrement à la capitale. Personne n’y a apporté une lueur de solution. On se contente d’acheter et de livrer aux villes des camions pour le ramassage des poubelles, sans élaborer une politique d’assainissement public, sans voir au financement des salaires du personnel affecté au ramassage et à la disposition des déchets, ni à la gestion des dépotoirs publics.
Les files d’attente s’allongent devant les stations distributrices d’essence mais il n’y aurait pas de problème de pénurie d’essence, selon nos autorités. On a juste oublié de nous dire que le Venezuela ne fournit plus d’essence au pays depuis le mois d’octobre 2017 et qu’Haïti s’approvisionne, depuis lors, sur le spot market, avec les aléas qui y sont liés. Il n’y a donc pas eu d’information dans le discours sur l’état de la Nation par les autorités en place, sur un sujet aussi stratégique pour le pays. On s’étonnera après de voir la désinformation faire ses choux et raves sur les réseaux sociaux, comblant ainsi une lacune laissée béante par nos autorités.
Le Premier Ministre ne nous a pas informés non plus sur l’état de la situation financière du pays, malgré le constat d’un déficit budgétaire d’étape, de l’ordre de 20% environ par les économistes. C’est très substantiel comme déficit annualisé. Il ne nous en a pas expliqué les motifs ni fourni les mesures de redressement envisagées pour corriger le tir et atteindre les résultats escomptés en fin d’exercice. Même que le ministre des Finances continue à parler du maintien d’une politique de Cash Management quand il fait financer le déficit courant par la Banque de la République d’Haïti. Je ne suis pas économiste mais, si j’ai bien compris cette stratégie, il s’agirait de ne dépenser que l’argent que nous avons encaissé et de n’encourir aucun dépassement au-delà d’une faible marge de manoeuvre (entre 1 et 5%). Toutefois, je comprends mal qu’on finance un déficit annualisé de 20% environ, tout en satisfaisant les restrictions qui vont de pair avec une stratégie dite de Cash Management.
Le Premier Ministre ne nous a pas expliqué pourquoi plus de 60% des prisonniers dans nos geôles sont en détention préventive prolongée ni comment il va faire pour vider nos prisons de personnes qui ne devraient pas ou plus y être, alors qu’elles continuent à y mourir en un nombre alarmant, même si on tente de le cacher de nos jours.
Le Premier Ministre ne nous a pas informés des résultats agricoles obtenus et des indices notés pour les récoltes du printemps anticipées, particulièrement en marge des déboursés engagés dans la Caravane du Changement du Président et sur laquelle reposent tant d’attentes et de promesses mirobolantes. Il se contente de nous affirmer que la production agricole a augmenté, même si les importations alimentaires continuent de creuser un déficit de la balance commerciale, notamment avec la République Dominicaine. Il se garde bien de nous dire exactement la provenance des fonds qui financent l’initiative présidentielle appelée Caravane du Changement et des conditions qui y sont rattachées. De sorte qu’on aura toute la misère du monde à en faire un audit en bonne et due forme, quand viendra le temps de la reddition des comptes.
Ni le Premier Ministre ni le Président de la République, dans leur allocution respective, n’ont abordé la question du financement de la construction du Palais législatif dont la première pierre avait pourtant été posée depuis le mois de décembre 2012 et dont une partie du financement (10 millions de dollars U.S) avait été déjà décaissée au nom de l’entreprise dominicaine HADOM Construction. On aura probablement tourné la page sur ces millions de dollars déjà payés, sans rien obtenir en retour. On continuera le dossier, tout simplement, comme si de rien n’était, sans demander des comptes à personne, de peur d’embarrasser des alliés et des bailleurs.
Le Président a bien abordé la question du mandat des sénateurs et a annoncé un compromis pour une normalisation de la situation et pour sauvegarder le bon fonctionnement des institutions politiques du pays. J’en suis fort aise, d’autant plus que la Constitution lui confie effectivement le mandat de veiller à leur bon fonctionnement. Toutefois, pardonnez mon cynisme s’il m’arrive de voir une bizarre coïncidence en ce compromis qui sert si bien les propres intérêts politiques du président. En effet, la logique qui voudrait que le mandat de dix de nos honorables sénateurs prenne fin prématurément, s’accommoderait mal du quinquennat resté intact du Président Moïse qui lui aussi, devrait voir son mandat revu à la baisse, pour respecter la linéarité de cette réflexion.
Bref, les autorités de l’État sont restées dans l’«à peu-près», dans le flou, sans parler clairement au peuple pour lui dire, entre adultes, dans quelle direction nous allons effectivement, ni comment ni avec quels moyens nous y parviendrons. Le Président et le Premier Ministre sont effectivement sur la même page et patinent allègrement sur la même glace fragile. On tourne en rond, se laissant balloter au gré des conjonctures qui nous bousculent et nous transportent aisément d’un conflit à un autre, d’une catastrophe à une autre. Par exemple, dans six mois exactement, nous serons au seuil de la période cyclonique. Quelles mesures ont été prises pour renforcer, en amont, notre capacité de faire face à cet aléa qui n’en est plus un, étant donné sa fréquence ? Allez savoir ! Même les responsables de la Protection Civile n’en savent pas un traître mot.
La Caravane, m’a-t-on rapporté, a curé des canaux d’irrigation pour mettre les sédiments sur les berges de ces mêmes canaux. Et que pensez-vous qu’il arrivât aux premières averses après ? Et oui, la loi de la gravité est imparable. Elle fait son oeuvre sans coup férir. Les sédiments ont retrouvé leur place au fond des canaux. Tout est à recommencer. Le cycle de la vie, me direz-vous? Allons donc ! Juste de l’amateurisme crasse et indécrottable. De même, nous entendrons bientôt reparler de la crise récurrente du mandat des sénateurs. À force de laisser en plan des dossiers importants, de régler à la va-vite et à l’approximatif des dossiers qui constituent l’infrastructure politique même du pays, nous ramons constamment et nous recommençons éternellement des étapes déjà franchies, comme le curage sans planification de nos canaux d’irrigation, sans prévoir la disposition durable des sédiments.
Aujourd’hui, plus que jamais, l’opportunité s’offre à nous d’engager un dialogue entre Haïtiens et de dégager un consensus national sur des objectifs politiques, économiques et sociaux à viser pour les 25 prochaines années. On en parle depuis au moins dix ans. Encore faut-il s’y engager résolument, sans tenter de prendre avantage de sa position de force conjoncturelle. La conjoncture est constamment en mouvement. Seuls les principes d’équité politique et d’impartialité peuvent être garants de résultats durables et de la nécessaire adhésion nationale à ces objectifs qui transcenderaient tous les clivages politiques. Mais on est mal parti. La suspicion, alimentée par les démarches boiteuses des tenants du pouvoir, est tenace. L’opposition a bien raison de ne pas faire confiance au pouvoir actuel pour constituer des structures politiques qui pérenniseraient sa main mise sur les leviers de l’État car il ne s’agit pas non plus de jouer aux naïfs avec des sujets d’une importance aussi capitale pour l’avenir du pays. J’ai écouté le discours de ceux qui ont reçu le mandat de diriger le pays et je suis loin de sentir naître, en moi, l’espoir d’un lendemain meilleur. Je n’y ai trouvé aucun souffle d’inspiration, aucun semblant de renouveau. Juste l’impression de tourner en rond, sans savoir de quoi demain sera fait. Ai-je tort de nourrir tant d’appréhension ou devrais-je, en aveugle, me laisser emporter avec enthousiasme, sur les vagues des nombreuses promesses du gouvernement actuel
Enfin, seul l’avenir nous dira le fin mot de l’histoire. Et l’avenir n’est pas aussi loin que certains pourraient le penser, même si l’opposition peine encore à fédérer l’ensemble des ressentiments qui grossit à vue d’oeil et à coordonner son action pour contrer effectivement ce gouvernement.
Pierre-Michel Augustin
le 9 janvier 2018